Le Cours de l’histoire – Écrire l’histoire de Mahomet, au plus près des sources
France Culture, avec Xavier Mauduit
Diffusé le 28 novembre 2025
Invités : Mohamed Ali Amir Moizi, John Tolan, Mériem Sebti, Pierre-Olivier Léchaud
Résumé détaillé et structuré de l’épisode (publicité, intros et crédits exclus)
Thème général de l’épisode
Cet épisode investigue la vie et la figure du prophète Mahomet (Muhammad), non à partir d’une biographie classique, mais selon une approche pluridisciplinaire rigoureuse et novatrice, telle que déployée dans “Le Mahomet des historiens”, ouvrage collectif dirigé par Mohamed Ali Amir Moizi et John Tolan. Les intervenants examinent la diversité des représentations de Mahomet à travers les traditions musulmanes, juives, chrétiennes, philosophiques, et occidentales, questionnent la façon dont son histoire s’écrit au plus près des sources, et soulignent à la fois les limites historiques et la richesse interprétative de cette figure centrale de l’islam.
Points clés et débats majeurs
La question du nom “Mahomet”
[02:06–04:04]
- La francisation du nom Muhammad en “Mahomet” fait polémique dans certains cercles, mais historiquement, ce nom francisé existe en français depuis le XIIe siècle, comme dans la “Chanson de Roland”.
- Citation, Mohamed Ali Amir Moizi [02:06]:
“Mahomet, si vous voulez, c'est un nom, cette forme existe depuis le XIIe siècle… c'est la forme francisée qui n'a absolument aucun sens péjoratif.”
Objectif et démarche du livre “Le Mahomet des historiens”
[04:04–08:17]
- Ce n’est pas une “énième biographie”, mais une étude des représentations de Mahomet par des historiens de confessions et d’époques variées—musulmans, juifs, chrétiens, zoroastriens, etc.
- Citation, John Tolan [04:04]:
“Ce qu'on cherche à faire, ce n'est pas de fournir un énième biographie du prophète, mais de regarder comment ce prophète a été compris par des historiens, de toutes confessions confondues.”
Philosophie islamique classique et fonction du prophète
[08:29–10:04]
- Mériem Sebti explique que pour les philosophes, la question essentielle n’est pas la biographie mais la “fonction” de Mahomet, à savoir comment un homme reçoit un savoir révélé, ainsi que sa fonction politique et cosmologique dans l’ordre du monde.
- Citation, Mériem Sebti [08:58]:
“C'est une approche… qui parle moins de l'homme, Mahomet, que de sa fonction. De sa fonction épistémologique, c'est-à-dire comment un homme est-il capable d'acquérir une forme de connaissance qui n'est pas accessible aux autres hommes…”
Représentation de Mahomet en Europe protestante (16e–19e siècles)
[10:08–11:07]
- Pour Pierre-Olivier Léchaud, Mahomet est perçu dans l’Europe protestante comme un “miroir déformant”, notamment via une lecture “christologique inversée” qui sert aussi à relire l’histoire du protestantisme.
- Citation, Pierre-Olivier Léchaud [10:39]:
“Mahomet constitue une sorte de miroir déformant de ce que le protestantisme considère être.”
Sur les sources : Ce que l’historien sait (et ne sait pas)
[12:44–14:22]
-
Les connaissances biographiques “certaines” sur Mahomet sont très minces ; ses biographies “officielles” apparaissent trois ou quatre siècles après sa mort, souvent pour réconcilier ou occulter les contradictions dues à des conflits internes à l’islam.
-
Le Coran, source la plus ancienne, n’est pas une biographie de Mahomet.
-
Citation, John Tolan [12:44]:
“On n'a pas de date de naissance… la source la plus proche, chronologiquement, c'est sans doute le Coran. Mais le Coran… il n'y a pas une biographie de Mahomet dans le Coran.”
-
Les biographies ultérieures traduisent les enjeux idéologiques, politiques et religieux de l’époque où elles furent écrites, et l’image du prophète varie considérablement selon les factions.
-
Citation, Mohamed Ali Amir Moizi [14:22]:
“Dans cette biographie officielle, on a essayé… d’occulter les contradictions qui existaient jusque-là… parce que l'islam commence dans la violence civile… chacun essayait de donner… une image du prophète qui l'arrangeait.”
Influence grecque et circulation des idées
[18:41–19:54]
- Le vocabulaire, les concepts philosophiques et le rôle du prophète chez les penseurs musulmans sont hérités de la Grèce antique et de la philosophie platonicienne ; Farabi, Avicenne, exemplifient cette “pensée islamisée” intégrant des outils conceptuels grecs.
- Citation, Mériem Sebti [18:41]:
“Les auteurs dont je parle s'appellent eux-mêmes des phallaciphas, c'est-à-dire des philosophes, ça vient directement du mot grec… il y a eu une très grande partie du corpus philosophique grec qui a été traduit en arabe…”
Lecture chrétienne européenne et “hérésie”
[20:52–22:23]
- Les premiers penseurs chrétiens européens voyaient Mahomet comme un “faux prophète” ou un hérésiarque, dû à leur interprétation eschatologique de l’histoire.
- Citation, John Tolan [20:52]:
“Effectivement il y a une optique chrétienne de l'histoire où… il ne peut plus avoir une nouvelle religion… ce qu'il peut avoir, c’est des faux prophètes, des hérésiaires.”
Pluralité des figures de Mahomet dans l’islam
[22:49–24:22]
- Selon les époques et tendances—sunnites, chiites de diverses branches, mystiques, soufis—la figure de Mahomet varie du chef de guerre à l’être de lumière, du modèle moral au législateur, etc.
- Diversity is inherent to Islam since its beginnings; monolithic representations are illusory.
Le voyage nocturne et l’ascension céleste (“Mi‘raj”)
[24:22–26:08]
- Episode central aux récits mystiques et philosophiques musulmans, largement interprété et utilisé comme support pour des discussions sur la transcendance, l’initiation spirituelle, et la fonction prophétique.
- Citation, Mohamed Ali Amir Moizi [24:39]:
“J'ai voulu consacrer un chapitre à cet épisode… c’est un récit extrêmement important dans la spiritualité musulmane mais également en philosophie… ça a servi de support à énormément de gens…”
La pensée d’Avicenne, prophétie et rationalité
[27:56–29:53]
-
Avicenne élabore une prophétologie philosophique, où Mahomet est conçu comme le “médiateur” entre le monde céleste et terrestre, doté d’une intelligence et d’une imagination extraordinaires. Avicenne fonde rationnellement la nécessité de la prophétie, articulant foi et raison.
-
Citation, Mériem Sebti [27:56]:
“Dans cette métaphysique, le prophète a une fonction, une fonction de médiation entre le monde céleste et le monde terrestre… il s’agit d’intégrer ça dans un système métaphysiquement, rationnellement pensé.”
-
Ajout de Mohamed Ali Amir Moizi [29:53]:
“Avicenne est attribué un livre de l’ascension céleste du prophète…”
Les débuts d’une lecture “objective” européenne du Coran et de l’islam
[30:48–34:58]
-
Si la première traduction du Coran en latin date de 1143 (Robert de Ketton pour Pierre le Vénérable), longtemps l’étude en Occident vise la réfutation, non la compréhension.
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Du XVIe au XVIIIe siècle, des réformateurs comme Luther s’intéressent au Coran dans un cadre polémique, mais peu à peu, des érudits (Adrien Reeland, George Searle) cherchent à comprendre l’islam avec moins de préjugés, souvent pour des motifs pratiques (commerce, colonisation, gestion impériale).
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Citation, Pierre-Olivier Léchaud [30:48]:
“C’est toujours difficile de dire c’est à partir de là qu’on a commencé à avoir une approche objective… on peut détecter des signaux, déjà au Moyen Âge… et à un moment donné, au début du XVIIIe siècle… on a des auteurs qui se disent, et si on essayait d’aborder tout ça sans préjugés ?”
-
Malgré tout, même ces démarches restent instrumentales, jamais totalement “neutres”.
Circulation des idées et héritages croisés
[35:45–39:02]
- La pensée philosophique circule entre islam, judaïsme et christianisme médiévaux. La prophétologie d’Avicenne influence Maïmonide et la théologie juive du Moyen Âge.
- Citation, Pierre-Olivier Léchaud [37:10]:
“Les questionnements… au sein de l’islam, on les retrouve à la même époque au sein du judaïsme et du christianisme… même si parfois ils se battent, ils affrontent les mêmes problèmes.”
Le Coran, “dernier grand livre de l’Antiquité tardive”
[39:02–41:46]
- La pensée savante moderne voit le Coran comme profondément immergé dans la tradition biblique et antique, ainsi que tributaire du contexte intellectuel de l’Antiquité tardive (IIe–VIIe siècles), marqué par l’héritage grec et les courants juifs et chrétiens locaux.
- Citation, Mohamed Ali Amir Moizi [39:02]:
“Si on accepte que le Coran est le dernier grand livre de l’antiquité tardive, ça change tout… les circulations sont déjà là.”
La critique et la diversité des regards sur Mahomet (du Moyen Âge à nos jours)
[46:36–52:18]
- L’islam et Mahomet restent des objets de polémiques (le “Mahomet héroïque” contre le “Mahomet hérétique”, usage controversé du terme par l’extrême droite, récupération dans l’islam radicalisé…).
- Le Mahomet des historiens entend montrer la pluralité des images, des lectures, et la diversité de l’islam sur le temps long, jusqu’à l’Indonésie contemporaine.
- Citation, John Tolan [51:30]:
“On veut… aider les gens à réfléchir, à apaiser les choses… il y a une grande variété de présentations du prophète sans qu’on puisse vraiment atteindre l’homme derrière toutes ces images.”
La démarche scientifique de l’historien
[52:57–53:25]
- La posture de l’historien est de rester à “égale distance des polémistes et des apologètes” (Moizi).
- Citation, Mohamed Ali Amir Moizi [53:03]:
“Tout ce qu’on vient de dire, c’est que l’historien, enfin le scientifique, se tient à égale distance des polémistes et des apologètes… parler de la diversité, c’est quelque chose qui est civique.”
Citations et moments marquants avec timestamps
- [02:06] Mohamed Ali Amir Moizi : sur la francisation du nom Mahomet
- [04:04] John Tolan : le “Mahomet des historiens” n’est pas une biographie, mais une histoire des points de vue
- [08:58] Mériem Sebti : sur la fonction épistémologique et politique du prophète
- [14:22] Mohamed Ali Amir Moizi : comment la biographie de Mahomet s’est construite tardivement et de façon partiale
- [18:41] Mériem Sebti : héritage de la philosophie grecque et pensée du prophète
- [20:52] John Tolan : Mahomet perçu comme hérésiarque par les chrétiens médiévaux
- [22:49] Mohamed Ali Amir Moizi : pluralité des figures de Mahomet dans l’islam
- [24:39] Mohamed Ali Amir Moizi : importance mystique et philosophique de l’ascension céleste
- [27:56] Mériem Sebti : la fonction prophétique d’Avicenne et la rationalité
- [30:48] Pierre-Olivier Léchaud : sur le début d’une “approche objective” en Europe du Coran
- [39:02] Mohamed Ali Amir Moizi : le Coran vu comme une œuvre majeure de l’Antiquité tardive
- [51:30] John Tolan : sur la complexité de la réception de Mahomet aujourd’hui
- [53:03] Mohamed Ali Amir Moizi : nécessité de la distance critique et scientifique
Pour aller plus loin
- Le livre : “Le Mahomet des historiens”, deux volumes, éditions du Cerf
- Contributeurs :
- Mohamed Ali Amir Moizi : islamologue, directeur d’études émérite (EPHE)
- John Tolan : historien, université de Nantes, spécialiste des contacts entre Europe et islam médiévaux
- Mériem Sebti : philosophe, directrice de recherche au CNRS, spécialiste d’Avicenne
- Pierre-Olivier Léchaud : professeur d’histoire du christianisme, spécialiste des regards protestants sur l’islam
Conclusion synthétique
Cet épisode déploie la richesse et la complexité du regard historique sur Mahomet, à la croisée de la philologie, de l’histoire, de la philosophie et de la théologie comparée. Loin des clichés apologétiques ou polémiques, l’émission travaille la diversité des sources, la pluralité interne de l’islam, les héritages partagés avec judaïsme et christianisme, et la nécessité, pour l’historien, de la plus grande rigueur critique.
Résumé réalisé à partir de la transcription complète — en suivant la progression du débat, respectant le rythme de l’émission, les citations clés, et les voix principales.
