Le Cours de l'histoire – "Fou d'histoire : Michèle Audin, mathématicienne et 'folle' d’histoire"
France Culture, 30 novembre 2025
Épisode en un coup d’œil
Cette émission spéciale rend hommage à Michèle Audin, disparue le 14 novembre 2025 : mathématicienne, écrivaine, passionnée d’histoire, spécialiste aussi bien des mathématiques que de la Commune de Paris. Xavier Mauduit accueille la voix d’Audin pour explorer les liens entre nombres et mots, mémoire individuelle et collective, et la façon dont la rigueur mathématique peut irriguer une pratique historienne inventive et sensible. Une conversation qui oscille entre souvenirs personnels, réflexions sur l’écriture, et déambulations dans les rues de Paris, notamment le boulevard Voltaire, fil conducteur d’histoires de luttes, de répressions et de transmissions.
Principaux thèmes & discussions
1. Les mathématiques et l’écriture : des démarches parallèles
- D’emblée, le lien entre maths et littérature : « Les mathématiques, c’est comme la littérature, ça n’existe pas si ce n’est pas écrit. Ça utilise les mêmes qualités du cerveau, les mêmes aptitudes. Il faut de la rigueur, il faut de l’imagination, peut-être un certain sens esthétique. » (Michèle Audin, 01:46)
- Écriture mathématique vs. écriture littéraire : l’exigence de style, la concision et la clarté sont un souci commun. Mais la logique en littérature « n’est pas mathématique, juste une logique… d’arrangement. » (03:39)
- La généalogie des œuvres d’Audin : même si ses romans ne font généralement pas entrer de contenu mathématique direct, leur structure est nourrie par une forme d'organisation, de classement, d’agencement des histoires (03:10–04:00).
2. Le boulevard Voltaire et la découverte de la mémoire urbaine
- Son ancrage dans l’est parisien : « J’ai assez vite eu besoin d’une certaine conscience historique de ce qui s’était passé dans ces endroits. » (Michèle Audin, 04:24)
- La marche comme démarche historienne : chercher « des traces du passé » dans le paysage urbain, lire la ville comme une archive à ciel ouvert (05:15–05:53).
3. L’archive comme point de départ, invention et invisibles de l’Histoire
- Écriture de José Meunier : Roman né d’un fragment d’archive, d’une figure à peine mentionnée, « une femme invisibilisée, gommée, l’histoire l’a laissée de côté… » (06:08)
- Mélange des disciplines : Rechercher dans les archives policières des documents sur les mathématiciens comme Sofia Kovalevskaya, puis en ressortir sur la Commune et la vie ordinaire (08:38–09:19).
- Le regard singulier qu’apporte une mathématicienne à l’histoire : « J’arrive avec des questions qui ne sont pas les mêmes… » soulignant l’intérêt des circulations transdisciplinaires (09:19).
4. L’Académie des sciences et la Commune de Paris
- Conjonctions inattendues entre scientifique et révolutionnaire : « Les communards, eux, ce qui les intéresse, c’est la science pour le peuple. (…) Il y a un mathématicien qui amène 500 théorèmes pendant ces dix semaines… La science continue. » (11:06–11:43)
- La double reconnaissance des savoirs : Être scientifique pour comprendre la matière, mais apprendre de l’histoire pour la remettre en contexte (12:10–12:48).
5. Les femmes dans l’histoire, la science et la transmission
- Place oubliée des femmes : « Les femmes mathématiciennes… il faut défendre le fait qu’elles ont été là. » (16:13)
- Portrait de Sofia Kovalevskaya (17:04–19:41) : première mathématicienne russe, active à Paris pendant la Commune, effacée puis redécouverte, elle incarne ce mouvement de va-et-vient de la mémoire des femmes savantes.
- Enjeux de reconnaissance et d’écriture : « Il faut la réécrire sans cesse. »
6. Oulipo, littérature potentielle et jeu avec les contraintes
- Qu’est-ce que l’Oulipo ? : « La vocation de l’ouvroir de littérature potentielle, en bref de Loulipo, c’est d’inventer des formes ou des contraintes qui sont d’ailleurs publiques. » (Michèle Audin, 23:33)
- L’apport de l’Oulipo à l’écriture historienne : L’intérêt pour la forme, la méthode, le jeu – et des influences croisées avec la poésie, la documentation, la mémoire urbaine.
- La combinatoire de « Cent mille milliards de poèmes » de Queneau, abordée joyeusement (22:12–23:12).
7. Le boulevard Voltaire, scène et témoin des luttes populaires
- Histoire du boulevard : Percé pour « permettre de charger à cheval, tirer à coups de canon contre les insurgés éventuels… C’est un lieu de manifestation, de répression. » (27:24–29:31)
- Interprétation des lieux : Analyse critique des arguments officiels (aérer la ville…), mais la finalité réelle de contrôle social, souvent implicite (29:31–30:00).
- Violences et résilience : Mention de la rafle de 1941, du Bataclan, de Charonne 1962, « toutes ces choses-là apparaissent en livre, bien sûr. » (33:06–33:13)
- Transmission de la mémoire : « Si on écrit, c’est pour partager ce qu’on a appris, bien sûr. » (33:39; voir aussi 34:01–35:47 pour l’importance des moments festifs ou drôles, et la vivacité du social.)
8. Formations littéraires et influences personnelles
- Le goût précoce de l’histoire : Dumas, Hugo, Flaubert, les barricades des Misérables, l’Éducation sentimentale – repères de jeunesse (39:18–41:31)
- Déclics et méthode historienne : Lire d’abord le roman, puis aller vers l’histoire, croiser la littérature et la recherche documentaire (42:08–43:10).
9. Famille, mémoire et engagement politique
- Affaire Maurice Audin : Son père, mathématicien et militant communiste, assassiné durant la guerre d’Algérie – une histoire familiale qui irrigue ses engagements, et la réflexion sur le temps, la vérité historique, la reconnaissance officielle tardive (45:30–48:39).
- Le livre « Une vie brève » : Refuser que le récit se résume à la mort, explorer « ses engagements, ses souvenirs » (45:30–46:57).
10. La trace, l’archive, la transformation du réel en récit
- Du fragment à la fiction : Comment « transformer des carnets de comptes en textes et que ça raconte vraiment une histoire… » (49:44–51:03)
- Le récit comme démonstration : Pour elle, la construction d’une narration s’apparente à une démonstration mathématique (51:12–51:30).
- Boulevard Voltaire : une logique spatiale plutôt que chronologique
« Quand je marche sur le boulevard Voltaire, je n’y vais pas chronologiquement, j’y vais en suivant les numéros… » (51:49)
- Histoire de la contestation et surtout, de la répression :
« Oui, ça se termine Place de la Nation, essentiellement le 14 juillet 1953, où il y a une répression monstrueuse de policiers contre une manifestation. » (52:29–53:08)
11. Transmission ludique, ouverture et partage
- Son blog et l’esprit Oulipo : « C’est public, vous pouvez y aller, vous piller… Parlez de la commune tant que vous voulez, pillez-moi, je serai très contente. » (54:18; citation finale)
- Partage méthodique : Rigueur documentaire, mais méthode ouverte.
Citations & Moments forts
- Sur la similarité entre littérature et mathématiques
« Les mathématiques, c’est comme la littérature, ça n’existe pas si ce n’est pas écrit. » (Michèle Audin, 01:46)
- Sur la disparition des femmes en histoire
« Les femmes, compositrices, par exemple, il y en a plein, puis elles disparaissent, puis on les redécouvre, puis elles redisparaissent. » (16:13)
- Sur l’Histoire, la transmission et la marche
« J’aime beaucoup marcher dans Paris, dans ce quartier… j’apprends toujours quelque chose en regardant ce qui se passe, en regardant la différence entre ce dont je sais que ça a été là et ce qui n’est plus là. » (05:15)
- engagement de l’historienne-citoyenne
« Si on écrit, c’est pour partager ce qu’on a appris, bien sûr. » (33:39)
- Sur la transformation de l’archive en récit
« Le récit, la transformation de l’archive en récit est une chose à laquelle je tiens beaucoup. » (51:14–51:30)
- Sur la méthode ouverte et collective
« Allez-y, pillez tant que vous voulez, utilisez. Parlez de la commune tant que vous voulez, pillez-moi, je serai très contente. » (54:25)
Timestamps des segments clés
| Timestamp | Contenu | |-----------|-------------------------------------------------------------------------------------| | 01:46 | Mathématiques vs. littérature, rigueur et imagination. | | 04:24 | Déambulation à Paris Est, genèse d’une conscience historique. | | 06:08 | Naissance de « José Meunier » : l’archive et la fiction. | | 09:19 | Posture de mathématicienne face à l’archive et l’histoire. | | 11:06 | Académie des sciences et Commune : la science pour le peuple. | | 16:13 | Effacement et redécouverte des femmes en sciences. | | 17:04 | Sofia Kovalevskaya : vie, œuvre, effacement, transmission. | | 22:12 | Cent mille milliards de poèmes : combinatoire, Oulipo, jeu littéraire. | | 27:24 | Histoire du boulevard Voltaire, instrument de contrôle urbain et social. | | 33:06 | Rafle de 1941, Bataclan, Charonne : mémoire des violences sur le boulevard. | | 39:18 | Genèse de la passion pour l’histoire, lectures d’enfance. | | 45:30 | Affaire Audin, mémoire familiale et reconnaissance politique tardive. | | 49:44 | La transformation de la trace en récit, méthode d’écriture. | | 51:49 | Classement géographique vs. chronologique dans Paris boulevard Voltaire. | | 54:18 | Blog, partage des sources, mise à disposition du savoir collectif. |
Pour conclure
Michèle Audin laisse un héritage puissant : celui d’une mathématicienne qui a fait entrer la rigueur, la curiosité et le goût du détail dans la fabrique de l’histoire et du roman. Par son attachement à la mémoire des invisibles, son regard pénétrant sur les femmes effacées, sa manière de marcher la ville et de transformer les traces en texte, elle incarne un humanisme exigeant et ouvert. Rendre hommage à son parcours, c’est rappeler que la transmission de l’histoire – individuelle, sociale, littéraire comme scientifique – est avant tout affaire de rigueur, de passion et d’invention partagée.
