Le Cours de l'histoire — Histoire des violences faites aux femmes 3/4 :
"Apportez-moi mes sels !" La médecine et le mythe du sexe faible
Date : 22 novembre 2025
Podcast : Le Cours de l’histoire (France Culture)
Host : Xavier Mauduit
Invité·es principales : Yannick Ripa (historienne, professeure à l’Université Paris 8) ; Muriel Salle (historienne, maîtresse de conférences à l’Université Lyon 1)
Épisode – Vue d’ensemble
Cet épisode explore la façon dont la médecine occidentale, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, a contribué à faire des femmes le « sexe faible » à travers une série de mythes, de discours et de pratiques. En se penchant sur la construction sociale et scientifique du corps féminin, la discussion dévoile comment les stéréotypes médicaux ont non seulement justifié l’exclusion et la domination des femmes, mais aussi imprégné durablement la société, les lois et même l’intimité des femmes.
Points clés & axes de discussion
1. Le mythe du sexe faible : origines et continuité
[00:33 – 04:00]
- Introduction par une citation du Dr Gérard (1877), reprise d’un naturaliste du XIXe : vision dichotomique des sexes où la femme est « constituée pour recevoir » et « plus faible » par nature.
- Yannick Ripa rappelle que cette idée traverse l’histoire, évoquant dès l’Antiquité l’association du corps féminin à la faiblesse, d’abord à travers le prisme de l’utérus comme source de « maladie perpétuelle ».
- Multiplication des traités sur les « maladies de femmes » : la femme est décrite comme toujours malade d’un état à l’autre (puberté, grossesse, accouchement, ménopause), là où il n’existe pas d’équivalent masculin.
Citation marquante :
"La femme est malade de puberté en grossesse, de grossesse en accouchement, d'accouchement en allaitement, et jusqu'à la ménopause où elle est carrément dite morte au monde."
— Yannick Ripa [02:31]
2. Médecine androcentrée : la norme masculine et l’annexe féminine
[04:25 – 08:34]
- La médecine prend l’homme comme norme : on cherche à comprendre le corps de la femme toujours par rapport à cette norme.
- Les médecins hommes projettent leur ignorance et leurs fantasmes, ce qui amène à des théories farfelues et des explications physiologiques erronées (ex : règles vues comme « hémorroïdes masculins », enfants conçus par l’ovaire droit/gauche).
- La vision religieuse, relayée par la science, ancre l’idée que la femme est issue de l’homme et qu’elle lui est inférieure.
Citation marquante :
"L’homme est un être humain pensant… Sous la plume des encyclopédistes, la femme est la femelle de l’homme, ça en dit long."
— Xavier Mauduit [07:15]
3. Vision pathologisante de la féminité
[08:34 – 13:16]
- Les menstruations obsèdent la médecine masculine, vues comme une anomalie à réguler plutôt qu’une normalité.
- Le « mariage » (relations sexuelles autorisées) est présenté comme solution à tout trouble, reliant ainsi sexualité féminine, santé et morale.
- Le discours médical sert à disqualifier les femmes et légitimer leur exclusion de la vie sociale et politique.
Citation marquante :
"On a à cœur de souligner la faiblesse féminine qui est à la fois ce qui interdit aux femmes tout un tas de choses… et en même temps une forme de nécessité puisque la fonction féminine c'est de mettre au monde des enfants."
— Muriel Salle [11:27]
4. Violences médicales et morales autour du corps féminin
[13:16 – 17:30]
- Interdiction et sanction du plaisir féminin (clitoridectomie, discours sur l’« onanisme » des petites filles au XIXe siècle).
- Toute expression de désir ou de plaisir par les femmes était médicalisée comme une pathologie : nymphomanie, hystérie etc., pouvant conduire à l’internement.
- La psychiatrie naissante pathologise le refus ou l’excès de sexualité chez la femme ; peu de cas équivalents chez les hommes.
Citation marquante :
"Les femmes qui se masturbent, bien évidemment, sont des folles, celles qui réclament du plaisir sont des folles, et... dès qu’il y a des femmes qui posent leur objet de désir sur un homme qui ne correspond pas à la norme, (...) elles se retrouvent internées jusqu’à ce qu’elles soient, en clair, sage et raisonnable, et surtout que leur corps se taise."
— Yannick Ripa [16:50]
5. La permanence des stéréotypes scientifiques
[17:49 – 23:25]
- Invisibilisation du clitoris dans la littérature scientifique : il n’apparaît dans les manuels que très tardivement (2017).
- Les stéréotypes classiques sur les humeurs (froid/chaud/sec/humide) persistent dans la construction de l’altérité féminine.
- L’héritage humoural façonne l’opposition naturelle et morale des sexes, rendant la domination « évidente » et « indiscutable ».
Citation marquante :
"Il y a une façon moins radicale de faire disparaître le clitoris, c’est simplement d’en ignorer l’anatomie. (…) Les clitoris apparaissent dans les manuels d’enseignement (…) en France en 2017."
— Muriel Salle [18:09]
6. Hiérarchies dans le corps social et politique
[28:09 – 32:20]
- Au XIXe siècle, le modèle bourgeois impose la femme au foyer, tandis que la rue est acceptée sous condition de jeunesse et beauté féminine.
- Les prostituées sont l’objet d’un déterminisme biologique, vues comme « nées pour le vice ».
- La conscience de genre est décrite comme clé pour comprendre l’oppression : tant qu’on croit à la « nature féminine », pas de révolte possible contre les inégalités.
Citation marquante :
"La prostituée née, c’est son corps. Elle serait donc née avec un sexe qui serait… donc on voit bien qu’on est dans un déterminisme tel que dès le départ... la vie qui est une vie sociale vous est présentée comme une vie qui obéit à Dame Nature avec un N majuscule."
— Yannick Ripa [29:44]
7. La théorie des humeurs : déclin et réinvention de l’exclusion
[32:20 – 36:33]
- Même après la remise en cause de la théorie des humeurs au XIXe siècle, d’autres argumentaires médicaux surgissent pour maintenir la domination.
- Belle citation de Michelet (« les femmes sont d’éternelles malades ») : la menstruation cicatrise « l’éternelle blessure de l’amour ».
- L’analyse contemporaine devient possible dès lors qu’on introduit la notion de genre — qui distingue faits biologiques et interprétations sociales.
8. Le corps féminin, réduit et instrumentalisé
[36:33 – 42:01]
- Les femmes célèbres : Cléo de Mérode, danseuse, objet de fascination et de scandale, rarement maîtresse de son image ou de sa carrière, réduite à sa beauté et à son corps.
- Simone de Beauvoir elle-même illustre l’intériorisation des stéréotypes jusque chez les femmes intellectuelles du XXe siècle.
Citation marquante :
"C’est assez incroyable de voir ce continuum en plein XXIe siècle."
— Yannick Ripa [41:40]
9. Confusion du pathologique et du normal : l’illustration de l’endométriose
[42:25 – 46:15]
- Le corps féminin reste perçu comme physiologiquement pathologique, ce qui freine la reconnaissance de maladies comme l’endométriose (décrite en 1860, reconnue dans les politiques de santé française seulement en 2016).
- L’invention d’une « nature féminine » sert à retirer aux femmes les droits naturels reconnus aux hommes depuis les Lumières.
Citation marquante :
"Une femme, elle est dotée d'un corps qui est physiologiquement pathologique, façon de le dire autrement qu’il serait de dire qu’une femme qui va bien, c’est une femme qui va mal."
— Muriel Salle [42:33]
10. Contraintes sociales et intériorisation
[46:15 – 52:19]
- La fameuse chanson de Jean Ferrat (« Une femme honnête n’a pas de plaisir ») comme témoin de la permanence du discours sur la sexualité féminine : le message « honnête = absence de plaisir » reste intériorisé.
- Les normes sociales et médicales se justifient mutuellement, et les femmes elles-mêmes intègrent ces croyances comme étant naturelles.
Citation marquante :
"Si c’est scientifique, c’est clair que c’est un label qui n’est pas discutable. (…) les femmes intègrent ces normes discriminantes comme si, effectivement, c’était des normes naturelles, pour leur bien…"
— Yannick Ripa [48:28]
11. Héritages contemporains
[52:19 – 54:35]
- Aujourd’hui encore, les idées sur la faiblesse physique féminine, le rôle social, la normativité du corps persistent dans l’enseignement médical et la société.
- Le discours médical justifie encore, par sa force, des violences et des exclusions qui se perpétuent sous de nouvelles formes.
Timestamps — Moments à retenir
- [00:33] : Introduction du mythe du sexe faible par citation littéraire
- [01:50] – [04:00] : Origines antiques de la médicalisation de la faiblesse féminine
- [06:49] : Femme comme « homme raté »
- [10:46] : Introduction de Muriel Salle et discussion sur l’imaginaire masculin médical
- [13:16] : Extrait sur l’onanisme des petites filles et introduction à la question du plaisir féminin
- [17:49] : Sur l’invisibilisation anatomique du clitoris et la persistance des stéréotypes
- [23:25] : Exposé sur la théorie des humeurs
- [28:09] : Du corps individuel au corps social
- [37:05] : Cléo de Mérode — corps de la star et ambiguïtés sociales
- [42:33] : Pathologisation du corps féminin et endométriose
- [46:48] : Jean Ferrat – Le plaisir et la domination sociale
- [52:19] : Faiblesse physique : persistance actuelle dans le discours médical
Conclusions et fils rouges
- La médicalisation du corps féminin a toujours servi la domination sociale : La pathologisation généralisée de la féminité justifie sur la très longue durée l’exclusion des femmes du droit, du politique, des activités sociales, et même du propre contrôle de leur corps.
- Les discours médicaux et sociaux sont enchevêtrés : Les stéréotypes scientifiques forgent des normes sociales — et vice versa —, diffusant l’idée d’une faiblesse immuable de la femme, présentée comme une évidence indiscutable.
- La violence médicale est une violence invisible : Encore aujourd’hui, cette violence structurelle, qui se dit avec l’évidence du scientifique, est difficile à dénoncer — car elle est perçue comme naturelle.
Quelques citations notables avec timestamps
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"La femme est malade de puberté en grossesse, de grossesse en accouchement, d'accouchement en allaitement, et jusqu'à la ménopause où elle est carrément dite morte au monde."
— Yannick Ripa [02:31] -
"L’homme est un être humain pensant… Sous la plume des encyclopédistes, la femme est la femelle de l’homme, ça en dit long."
— Xavier Mauduit [07:15] -
"On a à cœur de souligner la faiblesse féminine qui est à la fois ce qui interdit aux femmes tout un tas de choses… et en même temps une forme de nécessité puisque la fonction féminine c'est de mettre au monde des enfants."
— Muriel Salle [11:27] -
"Une femme, elle est dotée d'un corps qui est physiologiquement pathologique, façon de le dire autrement qu’il serait de dire qu’une femme qui va bien, c’est une femme qui va mal."
— Muriel Salle [42:33] -
"Si c’est scientifique, c’est clair que c’est un label qui n’est pas discutable. (…) les femmes intègrent ces normes discriminantes comme si, effectivement, c’était des normes naturelles, pour leur bien..."
— Yannick Ripa [48:28]
Pour approfondir
- Ouvrages cités :
- Femmes et santé : encore une affaire d’hommes ?, Muriel Salle et Catherine Vidal (Belin)
- Cléo de Mérode, icône de la Belle Époque, Yannick Ripa (Tallandier)
- Histoire féminine de la France, Yannick Ripa (Belin)
Une émission riche, à la fois drôle et grave, qui décortique un pan fondamental de l’histoire des violences faites aux femmes, par la médecine et la science, jusqu’à nos jours. À écouter pour comprendre comment le « corps féminin » est (encore) l’objet de multiples injonctions et dominations.
