Le Cours de l'Histoire – Jane Austen en son temps : Jane Austen et le sentiment, faire couler l'encre et les larmes
Podcast: France Culture – Le Cours de l'histoire
Épisode du 26 novembre 2025
Participants principaux:
- Isabelle Bourg (professeure émérite, spécialiste d’études anglophones)
- Jean-François Duniac (maître de conférences en histoire moderne)
- Sabine Zovigian
- Lectures & extraits d’adaptations
Thème de l’épisode
Comprendre Jane Austen, l’amour et la société à la charnière XVIIIe–XIXe siècle anglais
Cet épisode explore l’œuvre de Jane Austen bien au-delà du cliché du « roman sentimental à l’eau de rose », révélant une critique sociale acérée de l’Angleterre georgienne. Les participants interrogent le mariage, le statut des femmes, la sociabilité, et la subtile ironie d’Austen, tout en reliant sa vie à celle de ses héroïnes.
Points clés et temps forts
1. Jane Austen et le dépassement du roman sentimental
[00:09–02:41]
- Jane Austen ne doit pas être réduite à la seule romancière du sentimentalisme naïf.
- Isabelle Bourg : « Quelle erreur serait de cantonner l’œuvre de Jane Austen dans le genre du roman sentimental parfumé à l’eau de rose. Elle offre une critique acerbe de la société qu’elle observe avec minutie. » [00:09]
- Les multiples niveaux de lecture : le plaisir romanesque apparent masque une exploration des rapports de pouvoir, de l’argent, des classes et du statut.
- Le sentiment chez Austen est dialectiquement lié à la raison : ses héroïnes ne s’abandonnent pas à la passion aveuglément.
2. Le mariage : institution sociale, économique et politique
[02:41–11:25]
- Le mariage à l’époque d’Austen n’est pas seulement une affaire de cœur—c’est souvent une question de survie sociale et économique, sous la pression du « Lentail » (entail), système juridique réservant l’héritage aux héritiers masculins.
- Jean-François Duniac rappelle : à l’époque, environ 25% des femmes ne sont pas ou plus mariées.
- Jean-François Duniac : « On ne marie pas qu’un homme ou une femme. En l’occurrence, on marie également un patrimoine. » [10:45]
- Les stratégies matrimoniales, enjeu central illustré dans « Pride and Prejudice » avec la famille Bennet et la menace de voir le domaine passer à un cousin masculin.
3. Vie privée et amours de Jane Austen
[03:59–07:59]
- Plusieurs prétendants, aucun aboutissement. Ses décisions révèlent une autonomie rare :
- Tom Lefroy (1796)
- Samuel Blackhall (1790s)
- Un jeune pasteur (1801)
- Harris Bigg-Wither (1802) : demande acceptée puis refusée le lendemain.
- Sabine Zovigian : « Elle a décidé qu’elle ne se marierait pas. » [07:21]
- Le mariage, alors, n’est pas qu’une affaire de deux individus : il engage familles, réputation et fortune.
4. Statut, célibat et autonomie (relative) des femmes
[11:35–18:27]
- Le célibat offre (pour une minorité aisée) une forme d’autonomie — « le célibat, c’est un sport de riches » précise J.-F. Duniac [17:12].
- Femme mariée = « femme couverte » : ses biens, sa parole, son existence juridique sont subordonnés au mari.
- Femme célibataire ou veuve = « femme sole », potentiellement indépendante si elle possède des ressources.
- La pauvreté menace les femmes célibataires de classes moyennes. Jane, sa sœur Cassandra et leur mère dépendent de la solidarité familiale après le décès du père.
5. Professions et stratégies de survie pour femmes non mariées
[18:27–19:35]
- Gouvernante, institutrice, dame de compagnie : métiers tolérés mais mal considérés.
- Sabine Zovigian : « Austin, dans une lettre, parle… de ces femmes ignorantes. Donc elle n’a pas grand respect pour les institutrices. » [19:21]
- L’écriture : début d’une voie d’émancipation avec Jane Austen.
6. La (quasi-)absence de divorce
[19:44–22:09]
- Cinq moyens de se séparer : Acte du Parlement, cour ecclésiastique, séparation de biens, fuite, et vente de la femme (!).
- Le divorce officiel réservé à une élite ; la pratique populaire du « wife sale » relève de la cérémonie communautaire.
7. Le choix du mariage dans l’œuvre d’Austen
[22:47–23:48]
- Les héroïnes prefèrent attendre/choisir l’amour (à l’Elizabeth Bennet) que de se résoudre à un mariage par intérêt.
- Sabine Zovigian : « Elle ne concevait le mariage qu’avec quelqu’un à qui elle aurait été très très attachée. » [22:47]
- Déplacements et sociabilités (bals, villes d’eau, Londres) sont les scènes de ces stratégies familiales et affectives.
8. La mise en scène sociale des rencontres (bals, stations, saisons)
[34:19–40:30]
- Le bal : lieu majeur de sociabilité et de sélection.
- Lecture de lettre (Jane à sa sœur, 1808) sur les réalités du bal : « Il y avait bien un aspect mélancolique… des douzaines de jeunes femmes debout, sans partenaire » [34:19]
- Bath, Londres, saisons mondaines : espaces de mise en relation et d’observation mutuelle.
- Jean-François Duniac : « Il y a une forme de création d’un marché national » [38:26], la saison à Londres réplique la cour pour la gentry.
- Lieux ritualisés, surveillance des comportements (par ex. Richard Beaunache à Bath), strictes normes vestimentaires et de conduite.
9. La lutte contre « la sensibilité » et la naissance d’un nouveau sentimentalisme
[41:57–43:26]
- Austen « écrit contre » la « sensibilité » excessive qui triomphe dans les romans à la mode.
- À ses yeux, l’affect doit être tempéré par la raison et la gestion sociale des sentiments.
- Sabine Zovigian : « Elle s’en prend à cette mode de la sensibilité exacerbée, [...] une mise en scène des affects avec une part d’artifice. » [42:45]
- Ironie sur la sentimentalité des jeunes lectrices : caricatures de l’époque.
10. L’ironie et l’humour, armes majeures de Jane Austen
[56:26–57:21]
- L’humour et surtout l’ironie traversent toute son œuvre, rendue possible par la voix narrative omniprésente.
- Sabine Zovigian : « Il y a encore plus d’ironie et de satire [...] souvent, disons pour le dire simplement, on entend la voix de la narratrice dans les propos de ses personnages [...] Et c’est là que se nichent justement l’humour et l’ironie. » [56:26]
- Les traductions anciennes passent parfois à côté ; les contemporaines sont plus fidèles.
11. Mariage et société : fidélité du roman à l’époque
[53:32–55:38]
- Les romans d’Austen offrent un excellent « manuel » de gestion du mariage et du maintien social au sein de la gentry.
- Hypothèse comparative sur la condition des pasteurs et officiers dans la société anglaise.
- Austen n’idéalise pas le mariage heureux après la conquête amoureuse ; elle met en avant l’irréductible poids du quotidien, de la famille, et du statut social.
Citations et extraits marquants
- « Le mariage ? Ce n’est pas qu’un individu qu’on épouse, mais un patrimoine ». (J.-F. Duniac, [10:45])
- Sabine Zovigian (sur Austen refusant le mariage) : « Elle a décidé qu’elle ne se marierait pas. » [07:21]
- Isabelle Bourg (sur l’ironie) : « On peut manquer l’ironie d’Austen si on lit une mauvaise traduction française... » [56:26]
- Lettre de Jane Austen à sa sœur Cassandra : « Il y avait bien un aspect mélancolique. C’était de voir des douzaines et des douzaines de jeunes femmes debout, sans partenaire… » [34:19]
- Sabine Zovigian sur la « femme couverte » : « Le statut de la femme mariée n’est pas véritablement enviable. » [13:31]
- J.-F. Duniac : « Le célibat, c’est un peu un sport de riches. » [17:12]
- Sabine Zovigian sur l’éducation : « Il y a une scène célèbre dans Pride and Prejudice où Mr. Collins lit 'Sermons aux jeunes femmes'… Lydia, la faufolle, s’en moque. » [29:35]
- J.-F. Duniac sur la société géorgienne : « Les romans de Jane Austen sont de merveilleux manuels de gestion de ces carrières, j’allais dire matrimoniales. » [55:45]
Moments à ne pas manquer (Timestamps)
- [00:09] Introduction à la critique sociale chez Jane Austen
- [03:59–07:59] Les prétendants de Jane Austen
- [11:54–13:31] Explication du « Lentail » et des héritages
- [17:12] Le célibat, un sport de riches
- [19:44] Le divorce et autres mécanismes de séparation
- [22:47–23:48] Les critères du mariage selon Austen
- [34:19] Lettre sur le bal, illustration de la vie de sociabilité
- [41:57–43:26] Jane Austen contre la sensibilité
- [50:45] Le mariage heureux existe-t-il dans l’œuvre d’Austen ?
- [56:26] Ironie et humour chez Austen
- [57:12–57:21] Traduction et fidélité au style Austenien
Conclusion
L’épisode offre une plongée fascinante dans la société anglaise que Jane Austen décrit, révélant combien son œuvre dépasse le cadre sentimental pour diagnostiquer avec subtilité et ironie les enjeux de son époque – mariage, statut social, autonomie féminine – tout en gardant un sens aigu du réel et du comique. Un passionnant aller-retour entre la vie, l’œuvre et le contexte, qui donne furieusement envie de relire Austen « au second degré ».
Prochain épisode : « Passion Jane Austen, la régence anglaise sous les projecteurs »
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