Résumé détaillé de l’épisode
Podcast : Le Cours de l’histoire – France Culture
Épisode : Jane Austen en son temps : « Jane Austen, être écrivaine dans l’Angleterre georgienne »
Date : 24 novembre 2025
Intervenants : Xavier Mauduit (animateur), Christine Planté (professeure émérite, Lyon 2), Claire Boulard-Jousselin (maîtresse de conférences, Sorbonne Nouvelle), Marc Poré (professeur émérite, ENS Ulm)
Durée analysée : 00:09 – 57:59
Thème principal
L’épisode explore le statut d’écrivaine dans l’Angleterre de la Régence à travers la figure de Jane Austen. Il s’attarde sur les multiples obstacles (sociaux, économiques, genrés) auxquels étaient confrontées les femmes qui écrivaient à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, tout en resituant Austen dans le contexte britannique et en la comparant avec des autrices françaises contemporaines, notamment Germaine de Staël. L’émission interroge l’art unique de Jane Austen, ses choix de sujets, son regard acéré sur la société, et la construction de sa postérité.
Points clés et moments marquants
1. Jane Austen : du mépris à la reconnaissance littéraire
00:09 – 03:29
- L’émission s’ouvre sur une remarque sur la popularité universelle de Jane Austen : « Le monde se divise en deux catégories : ceux qui ont lu Jane Austen et ceux qui s’apprêtent à le faire. »
- Christine Planté évoque la distance entre la reconnaissance scolaire des autrices françaises et celle des grandes romancières anglaises, perçues comme légitimes sans condescendance (00:33).
- Introduction au « certain mépris » longtemps porté à la littérature féminine, et à la lente reconnaissance de ce corpus, surtout à partir des années 1980 (03:07).
Citation (Christine Planté, 01:33)
« Il m’a fallu un peu de temps pour comprendre pourquoi Jane Austen était une grande écrivaine. Les choses sont allées mieux quand je l’ai lue en anglais plutôt qu’en traduction… une découverte merveilleuse par rapport aux écrivaines françaises que je connaissais. »
2. Contexte historique : entre Révolution et Régence
03:29 – 07:09
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Marc Poré replace Jane Austen dans la transition entre XVIIIe et XIXe siècles, à la jonction entre deux mondes :
« Voilà quelqu’un qui incarne une forme de transition… Elle tient autant du siècle des Lumières – notamment par son « wit », son esprit – que de l’annonciation du roman psychologique du XIXe siècle. » (03:48)
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Claire Boulard-Jousselin détaille la régence britannique, l’influence des guerres (notamment celles de la Révolution et de l’Empire) et l’engagement moral de Jane Austen, notamment envers la reine :
« Jane Austen, qui suit l’actualité, prend parti pour cette reine qui ne deviendra jamais reine, et déteste le régent auquel elle sera contrainte de dédier un de ses romans. » (05:01)
3. Comparaisons franco-britanniques et impact de la Révolution
07:09 – 12:38
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Christine Planté insiste sur l’importance de replacer les écrivaines dans leur temps, et la difficulté des comparaisons avec la France :
« Il est difficile d’évoquer le moment Jane Austen, sans parler de ruptures majeures qui ne jouent pas toujours à l’avantage des femmes, comme la Révolution ou le Code Napoléon… » (07:09)
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Extrait sur Germaine de Staël, qui, bien que contemporaine d’Austen, a eu une trajectoire totalement différente, notamment grâce à une éducation au sein des élites éclairées (10:25 – 12:01).
4. L’accès des femmes à la culture et l’éducation
12:38 – 17:52
- Les femmes écrivaines de la fin du XVIIIe siècle proviennent plutôt de milieux privilégiés, mais même là, leur place dans la culture reste fragile.
- En France, figures telles que Mme Roland, Constance de Salm ou Marceline Desbordes-Valmore tentent de compléter elles-mêmes leur éducation.
- Marc Poré détaille le cas de Jane Austen, « l’exception qui confirme la règle » : elle n’a jamais fréquenté de salons, grandit dans un univers rural, mais bénéficie rigoureusement de l’éducation paternelle.
- « Son père va veiller à ce qu’elle goûte à ce plaisir interdit qu’est la lecture de romans… dont Jane Austen fait une consommation effrénée. » (14:57)
5. Le roman féminin, entre scandale et didactique
18:27 – 23:43
- Dévalorisation durable du roman, considéré en Angleterre comme subversif, surtout quand il se revendique « by a lady » (21:27–21:29).
- Lecture savoureuse d’une lettre de Jane Austen à sa sœur Cassandra (Sabine Zovigian, 22:13), où l’on touche à la réalité des bibliothèques de prêt :
« Notre famille est composée de grands lecteurs de romans et n’en conçoivent aucune honte… Mais cela a été nécessaire, je suppose, pour une bonne moitié de ses abonnés, qui se font une très haute idée d’eux-mêmes. » (22:35)
6. Le roman en France : grande tradition, petite légitimité
25:38 – 29:42
- Germaine de Staël écrit deux « immenses romans », mais aspire surtout au monde des idées. Le roman sentimental ou épistolaire peine à être pleinement légitimé.
- Les femmes présentes dans tous les genres, mais le roman reste un « genre à succès et un peu minoré » (29:42).
7. Éducation et métier d’autrice au temps de Jane Austen
30:30 – 38:00
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Claire Boulard-Jousselin rappelle la réalité de l’éducation féminine :
« Oui, si on regarde le schéma global, elle correspond à l’éducation d’une jeune fille de la bonne société… Mais, c’est un grand esprit, une autodidacte exceptionnelle. » (30:30)
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Jane Austen publie dès l’adolescence des pastiches. Écriture féminine et métier d’autrice se développent au XVIIIe siècle, en grande partie pour des questions de revenus (33:22).
8. Économie de l’édition et affirmation de l’autrice
34:26 – 38:00
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Passage sur les difficultés de Jane Austen avec les éditeurs, illustrant :
« Elle a la conscience assez développée de ce qui sera son bien littéraire… Et elle trouvera preneur. » (34:52)
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Le contexte économique et l’importance de la correspondance, omniprésente, comme école de plume pour les femmes de cette époque.
9. Genres, attentes sociales et professionnalisation
- Le dialogue piquant extrait d’« Orgueil et Préjugés » (38:23), souligne l’ironie et la lucidité d’Austen sur le carcan des « femmes accomplies ».
- Claire Boulard-Jousselin explique :
« Quand on est une femme, on n’a pas le droit d’écrire pour la gloire parce que ça va à l’encontre de la féminité… Publier pose problème, encore plus pour les femmes que pour les hommes. » (40:25)
10. La féminité, la publication, et la « femme publique »
43:12 – 46:45
- Christine Planté évoque la puissance du langage pour disqualifier les femmes publiant leurs œuvres ("femme publique", "prostitution"),
- La marginalisation tend à renforcer parfois la lucidité et la puissance critique des autrices comme Jane Austen, George Sand, Virginia Woolf :
« …c’est aussi parfois un surcroît de lucidité… Ces femmes ont compris que la littérature était pratiquement le seul moyen par lequel elles pouvaient occuper une place et faire entendre leurs paroles. » (46:45)
11. Récupération de l’image de Jane Austen
46:45 – 51:44
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Marc Poré raconte comment, à la mort de Jane Austen, son frère Henry publie une « canonisation » pour rassurer sur sa moralité et aplanir toute trace de « pensée déviante » :
« He doth protest too much… la famille aura beaucoup travaillé à lisser l’image de Jane Austen. Les pensées déviantes, elles les avaient. » (46:45)
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Lecture capitale de la lettre de Jane Austen à Mr. Clarke, bibliothécaire du Régent (Sabine Zovigian, 50:18), sur sa fidélité à son style :
« Je ne pourrais pas plus écrire une romance qu’un poème épique… Je dois rester fidèle à mon style… même si, ce faisant, je ne devais plus jamais rencontrer le succès… » (50:18–51:44)
12. Pourquoi Jane Austen aujourd’hui ? Héritage, malentendus et universalité
52:51 – 57:36
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Christine Planté analyse le succès durable de Jane Austen, qui a pu être rangée (abusivement) du côté du « féminin exemplaire, sentimental, moral », alors que le même traitement s’avère impossible pour d’autres autrices majeures (Germaine de Staël, George Sand).
« Un des secrets de cette réussite, c’est d’être possible à ranger dans la case du féminin, et si l’on peut, un féminin exemplaire… » (53:17)
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Claire Boulard-Jousselin met en garde sur des lectures actuelles parfois édulcorées, qui oublient la cruauté et la lucidité cruelle d’Austen :
« Jane Austen… peut être très cruelle et très méchante… C’est un côté qu’on occulte un peu en ce moment. » (56:25)
-
Marc Poré insiste sur le sentiment d’inaccomplissement laissé par une œuvre si vive, par une autrice morte prématurément :
« C’est une Jane Austen avec une marge d’incertitude et de devenir qui nous fascine. » (57:00)
Citations clés et moments forts avec timestamps
Sur la position des écrivaines (03:48 – Marc Poré)
« Elle tient autant du XVIIIe siècle, par toutes sortes d’aspects, et notamment par son « wit », son esprit, très fin et aussi très percutant. Et puis, en même temps, elle annonce ce que sera le roman psychologique du XIXe siècle. »
Sur l’héritage et la lucidité des femmes-auteurs (07:09 – Christine Planté)
« On ne peut pas lire ces femmes, pas plus que les écrivains qui leur sont contemporains, en les extrayant de leur temps. »
Sur le poids de la féminité et de la publication (43:47 – Christine Planté)
« Publier, c’est devenir femme publique, fille publique, c’est une forme de prostitution. »
Sur la fidélité à son art (Lettre de Jane Austen, lue à 50:18–51:44)
« Mais je ne pourrais pas plus écrire une romance qu’un poème épique… Je dois rester fidèle à mon style et persévérer dans la voie qui est la mienne… »
Sur ce qui fait le succès de Jane Austen (56:25 – Claire Boulard-Jousselin)
« Jane Austen… peut être très cruelle et très méchante. C’est un côté qu’on occulte un peu… »
Sur l’inachèvement et le potentiel d’Austen (57:00 – Marc Poré)
« Elle laisse un goût de trop peu… ce qu’elle a laissé inachevé était tellement susceptible de devenir, de changement… »
Repères temporels (timestampts) pour navigation
- 00:09–03:29 : Introduction, légitimité de Jane Austen et du roman féminin.
- 03:48–06:36 : Biographie succincte d’Austen et bouleversements historiques (Régence, guerres).
- 07:09–12:38 : Comparaisons entre Angleterre et France pour les écrivaines de l’époque.
- 14:57–17:52 : Éducation et environnement familial de Jane Austen.
- 21:27–23:43 : Roman, scandale, transmission, lettre de Jane Austen à sa sœur.
- 25:38–29:42 : Genre du roman en France (Staël, Clèves, tradition sentimentale).
- 30:30–33:13 : Statut éducatif d’Austen, dimension professionnelle.
- 34:26–38:00 : Premiers écrits, économie de l’édition, importance de la correspondance.
- 38:23–39:42 : Extrait d’« Orgueil et Préjugés » sur l’éducation féminine.
- 40:25–43:12 : Statut de la publication féminine, concurrence avec les auteurs masculins.
- 43:47–46:45 : Poids du langage (« femme publique »), stratégie de survie économique.
- 46:45–51:44 : Canonisation posthume par le frère, lettre à Mr. Clarke et affirmation d’un style personnel.
- 53:17–57:36 : Raison du succès actuel, lectures édulcorées, personnalité complexe d’Austen et inachèvement.
En bref : à retenir
- Jane Austen, femme de son temps et en avance sur lui, a su traverser la défiance sociale, la marginalisation du genre romanesque et les contraintes économiques pour imposer une voix à la fois subtile, mordante et universelle.
- Sa lucidité critique, sa fidélité à son style et à son « petit champ domestique » sont autant de raisons de son succès, mais aussi de malentendus historiques sur la portée de son œuvre.
- L’épisode, très riche, croise analyse littéraire, contexte historique, éclairages franco-britanniques et reflexion sur la difficulté et la nécessité de relire les femmes du passé sans réduire leur identité ni leur œuvre à des anecdotes ou des modèles convenus.
