Le Cours de l’histoire — « À la tronçonneuse ou par le feu, histoire de la déforestation de l’Amazonie »
France Culture — 3 décembre 2025
Invités principaux :
- Hervé Théry — Géographe, directeur de recherche émérite au CNRS, professeur à l’université de São Paulo
- Nathalia Capellini — Historienne, chercheuse et enseignante à l’université de Lausanne
- Animateur : Xavier Mauduit
Thème général de l’épisode
Cet épisode décortique l’histoire longue et complexe de la déforestation de l’Amazonie, depuis les premières exploitations par l’homme jusqu’aux enjeux contemporains. La discussion replace la destruction actuelle dans une perspective historique, géographique, sociale et politique, en mettant en lumière la diversité de l’Amazonie, les mythes qui l’entourent, le rôle de l’État, l’arrivée de la modernité technique, ainsi que les formes de résistances locales et internationales.
Points-clés et grands axes de discussion
1. L’Amazonie : histoire, mythes et perceptions
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Ancienneté de l’occupation humaine
- L’Amazonie compte plus de 11 000 ans d’histoire humaine, loin de l’image d’une forêt « vierge » (03:00).
- Des sociétés amazoniennes ont domestiqué de nombreuses plantes, enrichi leur environnement et créé des terres noires (« terras pretas »).
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Déconstruction des clichés
- L’idée de forêt vierge a servi à justifier la colonisation et la destruction, en occultant la mémoire des populations autochtones (02:46 – Nathalia Capellini).
- Le nom même « Amazonie » est issu d’un imaginaire colonial, tout comme la dualité mythe de l’Eldorado/enfer vert (06:18 – Hervé Théry).
« L’Amazonie, ça ne commence pas aujourd’hui, ça ne commence même pas avec l’arrivée des Européens. Il y a au moins 11 000 ans d’histoire. »
— Hervé Théry (01:46)
2. Diversité géographique et humaine
- L’Amazonie à mettre au pluriel : des mondes différents selon les zones, entre villes, espaces urbanisés, forêts primaires, terres habitées… (07:41 – Hervé Théry).
- Près de 30 millions d’habitants, dont la majorité vit en ville.
« Si je vous demande comment c’est l’Europe, vous me parlez de quoi ?... L’Amazonie, c’est pareil. »
— Hervé Théry (06:18)
3. Colonisation, exploitation et premières destructions
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Exploitation précoce :
- La cueillette (« drogas do sertão »), peaux d’animaux, puis le caoutchouc.
- Le boom du caoutchouc au XIXe siècle, exploitation très manuelle et proche de l’esclavage (13:54).
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Rôle du mythe de l’Eldorado
- La promesse de richesses a motivé les cycles d’extraction massive, réactivée à chaque découverte de ressource (16:31 – Nathalia Capellini).
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Territoires et populations autochtones
- Contact dramatique : maladies et violences déciment les populations.
- Groupes autochtones volontiers isolés : 25 000 au Brésil restent à l’écart (19:20).
« Brutalité pure et simple et contact bactériologique, il suffit malheureusement à faire disparaître une grande partie de ces populations précédentes. »
— Hervé Théry (18:25)
4. L’État, la cartographie et la construction des routes
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Volonté de contrôler et mettre en valeur le territoire
- Cartographier, occuper, tracer des routes.
- À partir des années 1950, le gouvernement central lance la construction de routes pour « conquérir » l’intérieur (21:05 – Nathalia Capellini).
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Transamazonienne et infrastructures
- Grandes routes construites sous la dictature, symboles du progrès et de l’occupation productive.
- La construction des routes crée des fronts pionniers, amène de nouveaux habitants, démarre la déforestation (25:59 – Nathalia Capellini).
« Construire une route […] c’est le début de la déforestation. »
— Nathalia Capellini (25:59)
5. La mécanisation, l’exploitation massive et la dictature
- Crée une rupture historique
- Développement des bulldozers, tronçonneuses, et l’ouverture de routes permet l’exploitation industrielle du bois à partir de la Seconde Guerre mondiale.
- La dictature militaire (1964-1985) intensifie l’occupation et l’exploitation : politique sécuritaire et économique, extraction du fer, barrages géants (31:06).
« La dictature militaire brésilienne, elle a été un tournant dans la destruction de la forêt. »
— Nathalia Capellini (31:06)
6. Barrages, mégaprojets et politiques de développement
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Le barrage de Tucuruí
- Symbole du développement orienté vers l’économie nationale au détriment du local (35:49 – Nathalia Capellini).
- Impact environnemental gigantesque (lac grand comme le Luxembourg, forêts inondées), migrations massives, transformation durable des territoires.
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Nouveaux cycles d’extraction (minerais, énergie, pétrole offshore)
- Réactivation périodique des mythes de l’Eldorado.
« Ce qui se passe avec Tucuruí… c’est que c’est à ce moment-là […] que l’État, il perçoit un intérêt à son niveau, qu’il va investir dans ce genre de projet-là. »
— Nathalia Capellini (37:55)
7. Techniques concrètes de déforestation
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Processus en chaîne (« Théorie des dominos »)
- Défrichage manuel → tronçonneuse pour arbres précieux (un arbre exporté, 7 détruits en moyenne) → routes internes → installateurs d’élevage → agriculture de soja/canne à sucre (40:00).
- Le bois vendu sert à financer le défrichage.
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Le feu : gestion traditionnelle vs. déforestation massive
- Les feux indigènes étaient petits et cycliques, contribuant à la fertilisation des sols.
- Aujourd’hui, le feu est employé à grande échelle et sans précautions, avec risques de perte de contrôle et extension des dégâts (42:14 – Hervé Théry).
« Le bois est moins un but en soi qu’un moyen de payer le défrichement. »
— Hervé Théry (41:55)
8. Souffrances, résistances et alternatives
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Victimes humaines et sociales
- Les populations locales sont souvent forcées à défricher (esclavage, travail forcé), victimes plus que responsables (44:30).
- Violences récurrentes contre environnementalistes et défenseurs des terres (48:21).
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Mouvements de résistance
- D’abord locaux, minorisés, puis appuyés par l’Église, anthropologues, ONG, puis internationalisés dans les années 80-90 (45:18).
- L’émergence du socio-environnementalisme et de la défense des droits autochtones, exemples : lutte des seringueiros, barrage de Belo Monte.
« Où il y a grand projet, il y a résistance. »
— Nathalia Capellini (45:18)
- Valeurs portées par les populations locales
- Les territoires protégés et indigènes montrent moins de déforestation et une biodiversité supérieure.
- L’importance de l’écoute, de la prise en compte de leurs savoirs et perspectives pour l’avenir.
« Nous sommes la solution »
— Slogan de la COP30 rapporté par Hervé Théry (49:23)
9. Alternatives, responsabilité collective et le futur de l’Amazonie
- Agroforesterie et expériences locales
- Innovations locales existent, mais difficile à généraliser.
- Reboisement, agrosystèmes plus adaptés que les modèles importés, exploitation raisonnée de terres dégradées (51:45).
« Il y a déjà des tas de systèmes depuis le temps que je fréquente l’Amazonie, j’ai vu apparaître des tas de systèmes astucieux. Le problème, c’est qu’ils ne passent pas à une échelle plus vaste. »
— Hervé Théry (51:45)
- Responsabilité internationale
- Le bois amazonien utilisé en France, dans les infrastructures emblématiques (51:45 – 52:11, 53:08).
- Approfondir la coopération pour un développement durable, qui permet de vivre et de préserver simultanément.
« On est tous participants, on est tous responsables, et je crois qu’on devait vraiment tous discuter ensemble pour voir comment on pourrait arrêter. »
— Hervé Théry (52:11)
- Changement de regard
- Importance de l’histoire pour comprendre les impasses du progrès destructeur et envisager une « autre Amazonie », portée par les imaginaires autochtones et des modèles alternatifs de développement (53:57 – Nathalia Capellini).
Citations et moments marquants
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Sur l’histoire effacée de l’Amazonie
« Dire que c’est une forêt vierge, ça permet de justifier ces destructions actuelles. »
— Nathalia Capellini (02:46) -
Sur l’immensité et la diversité amazonienne
« L’Amazonie, c’est comme si je vous demandais comment c’est l’Europe… Il y a cette année 51 ans que j’essaie de comprendre comment ça fonctionne. Je commence à avoir deux, trois idées. »
— Hervé Théry (06:18) -
Sur l’impact des routes « Pour ouvrir une route, il faut déforester. Mais c’est par ces routes-là que va pénétrer… Ces routes-là vont créer des fronts pionniers qui vont faire venir de nouvelles personnes dans les territoires. »
— Nathalia Capellini (25:59) -
Sur la complexité et le rôle du feu « La présence multimillénaire… se fait déjà par le feu. Les populations indiennes… ont toujours fait ça. [...] Sauf qu’à l’époque, on faisait des tout petits défrichements et on tournait sur des cycles de 20 ou 40 ans… »
— Hervé Théry (42:14) -
Sur les luttes et résistances « Où il y a grand projet, il y a résistance. »
— Nathalia Capellini (45:18) -
Sur la voix des populations locales « Nous sommes la solution. [...] Contrairement à ce que vous faites. »
— Hervé Théry rapportant un slogan à la COP30 (49:23) -
Sur la responsabilité et la vision d’avenir « On est tous participants, on est tous responsables, et je crois qu’on devait vraiment tous discuter ensemble pour voir comment on pourrait arrêter. »
— Hervé Théry (52:11)
Timestamps des segments importants
| Timestamp | Sujet abordé | |--------------|-------------------------------------------------------------------------| | 00:44–02:46 | Ampleur de la destruction, chiffres clés, premières grandes victimes | | 03:00–07:41 | L’histoire longue, mythes, construction du paysage amazonien | | 10:08–13:54 | Premières exploitations, caoutchouc et travail forcé | | 18:05–20:36 | Populations autochtones, contact avec extérieurs, résistances | | 21:05–24:18 | Pouvoir étatique, cartographie, construction des routes | | 29:59–31:06 | Exploitation du bois, mécanisation, accélération de la déforestation | | 31:06–33:55 | Dictature militaire, politique du développement, extraction minière | | 35:49–39:21 | Barrage de Tucuruí, impacts locaux et nationaux, migrations | | 39:55–43:01 | Techniques concrètes de déforestation, dominos, rôle du feu | | 44:30–51:45 | Souffrances sociales et humaines, résistances, alternatives locales | | 51:45–55:49 | Reboisement, agroforesterie, responsabilité internationale | | 53:57–56:15 | Imaginaire, enjeux futurs, rôle de l’histoire, comparaisons |
Conclusion
Ce voyage dans l’histoire environnementale de l’Amazonie invite à déconstruire les idées reçues, à comprendre la pluralité de ses dynamiques, et à écouter les solutions portées par ceux qui vivent « au plus près de la forêt ». Loin des mythes coloniaux, l’Amazonie doit être pensée comme un territoire à la fois menacé et porteur d’alternatives, où l’histoire humaine, sociale et écologique est inséparable des luttes actuelles.
Pour aller plus loin :
- Amazon, un monde en partage — Hervé Théry (édit. CNRS)
- Historiciser les barrages en Amazonie brésilienne (thèse) — Nathalia Capellini
À retenir :
« En tuant la forêt, on tue l’esprit de la forêt. » — Sebastião Salgado (53:08)
Résumé préparé pour ceux qui souhaitent comprendre l’histoire de la déforestation de l’Amazonie, ses causes profondes et ses enjeux contemporains, à travers les voix des chercheurs, des témoins et des populations engagées.
