Le Cours de l’Histoire – « Quand les tracteurs battent la campagne, histoire d’une mécanisation »
France Culture – 1er décembre 2025
Host: Xavier Mauduit
Invités : Céline Pessis, Véronique Lucas, Christophe Bonneuil
Vue d’ensemble de l’épisode
Cet épisode plonge dans l’histoire de la mécanisation agricole en France, en s’intéressant particulièrement à l’arrivée du tracteur, ses enjeux sociaux, politiques et environnementaux, et à la façon dont les machines ont transformé le rapport à la terre. Avec l’aide de trois spécialistes (Céline Pessis, Véronique Lucas et Christophe Bonneuil), le podcast retrace les différentes étapes et modèles de modernisation post-Seconde Guerre mondiale, en examinant à la fois les enthousiasmes, les résistances, les conséquences sur l’organisation agricole et sur l’environnement, ainsi que les impacts sociaux, économiques, genrés et écologiques de cette « déferlante mécanique ».
Principaux points abordés
1. La distinction entre mécanisation et motorisation (02:16)
- Christophe Bonneuil rappelle que la mécanisation précède la motorisation : dès le XIXe siècle, on mécanise à partir d’énergies animales (bœufs, chevaux), puis vient la machine à vapeur, et plus tard la motorisation à essence.
- La mécanisation a toujours été l’objet de luttes sociales, comme l’a montré l’historien François Jarrige avec le luddisme, mouvement de destruction des machines considérées comme des « dévoreuses de bras ».
« Il faut distinguer mécanisation et motorisation. La mécanisation peut se faire avec un moteur animal, des bœufs, des chevaux. La motorisation, c’est vraiment le passage aux moteurs à explosion puis au pétrole... » (Christophe Bonneuil, 02:16)
2. Un essor fulgurant après 1945 (04:22)
- Après 1945, la motorisation explose : de 45 000 tracteurs en 1945 à plus d’un million en 1960.
- Cette accélération s’inscrit dans la reconstruction nationale, la volonté d’indépendance alimentaire, mais aussi sous la pression de la concurrence internationale.
3. Trois modèles pour la modernisation agricole française (06:11)
- Christophe Bonneuil identifie trois modèles concurrents au sortir de la guerre :
- Allemand/vichyste : grandes exploitations modernisées, tracteurs puissants, remembrement brutal sous l’Occupation.
- Américain : modèle du petit tracteur via le plan Marshall.
- Français : développement d’une industrie nationale du tracteur via la reconversion des usines d’aviation (Renault, Snecma), projet souvent orienté vers des grandes coopératives.
« Désorienter, ça consiste à penser en histoire que les choses auraient pu se passer différemment... Il y avait plusieurs projets techniques et idéologiques. » (Christophe Bonneuil, 06:11)
4. Les CUMA : spécificité française et héritage de la coopération rurale (09:12)
- Véronique Lucas explique l’émergence des CUMA (Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole) dès 1945 comme mode d’achat et de gestion collectif du matériel.
- L’organisation collective précède la mécanisation, basée sur des pratiques d’entraide et d’adaptation sociale aux innovations techniques.
- Les CUMA permettent de rationaliser l’usage de machines coûteuses et dont la période d’emploi est courte (par exemple, la moissonneuse-batteuse).
- Les formes de coopération évoluent, passant des associations informelles à l’institutionnalisation.
« En Bretagne, ça avait aussi une fonction sociale importante de festivité… l’arrivée de la mécanisation s’est coulée aussi dans cette organisation. » (Véronique Lucas, 12:20)
5. Le coût et les risques de la mécanisation : endettement et dépendance (15:56)
- L’État française soutient la modernisation malgré le risque de déficit.
- L’achat de machines entraîne un endettement inédit des agriculteurs, qui les lie aux banques (Crédit Agricole), aux industriels, et bouleverse la gestion et la projection de l’avenir agricole.
- Une nouvelle « prise de risque » remplace l’ancienne prudence paysanne.
« Les agriculteurs et agricultrices vont rentrer avec les tracteurs dans un nouveau cycle d’équipement, de crédit, d’investissement. » (Céline Pessis, 15:56)
6. Alternatives, résistances et choix techniques contestés (18:51)
- Il existait des modèles alternatifs, moins brutaux, valorisant la complémentarité animal-moteur, promus par des coalitions d’acteurs (constructeurs, agronomes, défenseurs de la traction animale).
- Des études, dès les années 1950, concluent que le tracteur n’est pas rentable pour les petites exploitations.
- Les pratiques et savoir-faire paysans sont souvent disqualifiés comme « archaïques », alors qu’ils peuvent offrir une meilleure adaptation locale et écologique.
« On a des études qui montrent que c'est plus rentable de conserver des animaux dans tout un tas de situations... qu'on peut aussi équiper de petits moteurs… On a fait le choix d'une motorisation très rapide, brutale et totale. » (Céline Pessis, 19:06)
« Les autres disent que je suis antique… Mais ils trouvent ça plus pratique. » (M. Follot, agriculteur à l’époque, 20:41)
7. Premières alertes écologiques : sols et cycles naturels (23:06)
- Dès la généralisation des tracteurs, des experts s’inquiètent de la dégradation des sols, l’érosion, la perte d’humus, la simplification des systèmes agricoles, l’abandon du fumier, la spécialisation des régions.
- L’approfondissement des labours mécaniques accélère ces phénomènes, et la perte d’autonomie biologique des fermes inquiète déjà chambres et académies d’agriculture.
« L’usure des sols, les pertes d’humus caractérisent les pays puissamment motorisés. » (Céline Pessis, citant les archives, 23:06)
8. Les formes paysannes d’adaptation et les stratégies collectives (25:26, 27:00, 28:29)
- Véronique Lucas décrit comment les agricult·eurs·rices calculent, temporisent, s’adaptent : certains investissent tardivement, d’autres innovent à la marge (copropriétés, échanges informels de matériel).
- La vague de création de CUMA explose avec le Plan Marshall puis retombe quand les tracteurs deviennent accessibles hors CUMA, avant d’un nouveau boom dans les années 1980, aidé par des crédits avantageux sous la gauche.
9. Modernisation et fractures sociales, économiques, générationnelles (30:36)
- Christophe Bonneuil souligne le rôle du remembrement et de la montée en puissance des tracteurs, qui favorise l'agrandissement des exploitations.
- On a longtemps expliqué la motorisation par l'enthousiasme des jeunes agriculteurs (« guerre des générations »), mais l’épisode insiste sur l’importance ignorée des industriels (machines, pétrole) et sur leur influence via concours et publicités.
« C’est aussi intéressant de regarder ce processus-là en regardant les jeux d’acteurs industriels… On passe d’une perspective d’histoire de la motorisation à une histoire de la pétrolisation. » (Christophe Bonneuil, 34:15)
10. Des effets différenciés pour les femmes et la division genrée du travail (41:00)
- La mécanisation, centrée sur des activités masculines (labour, récolte), renforce les inégalités économiques et la division du travail entre hommes et femmes, les femmes étant souvent cantonnées à des tâches « de bouche-trou » et aux activités non mécanisées.
« La mécanisation a principalement ciblé les activités masculines… le travail des femmes vient se loger dans les interstices de la mécanisation. » (Céline Pessis, 41:00)
11. Endettement et incertitude : témoignages agricoles (42:15)
- Témoignage de Mme Potiron, agricultrice en Loire-Atlantique (1970), qui décrit la difficulté d’investir selon les injonctions de l’agriculture de marché, tout en subissant le poids des dettes et des changements de politique agricole.
« On sait que dès qu’il y a un nouvel investissement, il faudra se priver pour pouvoir rembourser… on ne sait jamais très bien où l’on va. » (Madame Potiron, 42:43)
12. L’intensification industrielle et ses conséquences (50:01, 51:49)
- Exemples de modernisation extrême : porcheries automatiques, standardisation, élevage industriel – avec ses conséquences en termes d’endettement, de pollution, et de transformation de l’environnement rural (arrachage de haies, usage massif de pesticides, etc.).
13. Naissance et évolution de l’agriculture biologique et des alternatives écologiques (54:59)
- Inspirée par les alertes sur l’érosion des sols, l’agriculture biologique émerge dès les années 50-60, en tentant de construire un autre rapport à la terre et à la technique.
- Personnage évoqué : Alexander Grothendieck, mathématicien, qui s’engage dans l’écologie agricole au début des années 70.
Citations marquantes
- « Désorienter, ça consiste à penser en histoire que les choses auraient pu se passer différemment…» (Christophe Bonneuil, 06:11)
- « On a des études qui montrent que c'est plus rentable de conserver des animaux /.../ On a fait le choix d'une motorisation très rapide, brutale et totale. » (Céline Pessis, 19:06)
- « L’usure des sols, les pertes d’humus caractérisent les pays puissamment motorisés. » (Céline Pessis, 23:06)
- « C’est intéressant de voir toutes les astuces et trucs qu’on met en place pour continuer à avoir des marges d’autonomie… » (Xavier Mauduit, 39:28)
- « C'est bien joli, on dit comme ça, on remboursera toujours, mais vu qu'il n'y a pas de planification dans la politique agricole actuelle, on ne sait jamais très bien où l'on va. » (Madame Potiron, 42:43)
- « L’histoire du machinisme agricole est étroitement liée à celle de l’intensification… éclairer la diversité de formes de verrouillages sociotechniques qui contraignent les agriculteurs. » (Céline Pessis, 46:03)
Timestamps des segments majeurs
- [02:16] – Distinction mécanisation/motorisation et racines du luddisme
- [04:22] – Boom des tracteurs après 1945
- [06:11] – Trois modèles de motorisation agricole et politique
- [09:12] – Naissance, héritage et fonctionnement des CUMA
- [15:56] – Endettement, logique du crédit, transformation du rapport au risque
- [18:51] – Alternatives à la motorisation radicale, résistances et rationalités paysannes
- [23:06] – Premiers signaux écologiques et déclin de la fertilité des sols
- [27:00], [28:29] – Adaptations paysannes, évolution des formes de mutualisation
- [30:36] – Motorisation et agrandissement des exploitations, logiques générationnelles
- [34:15] – Rôle des industriels du pétrole et des machines
- [41:00] – Division genrée du travail et mécanisation
- [42:43] – Témoignage sur l’endettement et l’incertitude (Mme Potiron)
- [50:01], [51:49] – Intensification de l’élevage industriel
- [54:59] – Les débuts de l’agriculture biologique, réflexion sur les conséquences écologiques
Tonalité et langage
Tout au long de l’épisode, le ton reste pédagogue, nuancé, attaché à inscrire l’histoire dans la complexité des choix, des contraintes, et à donner la parole à tous les acteurs (politiques, scientifiques, industriels, mais aussi agriculteurs, agricultrices). Le langage reste accessible, parfois teinté d’humour ou d’autodérision (« laisse béton ! » à la fin), sans jamais tomber dans l’anachronisme ou le regret du passé, mais en montrant la richesse des débats dès la période concernée.
Conclusion
Cet épisode offre une synthèse claire et nuancée de l’histoire de la mécanisation agricole française, en déconstruisant les mythes de la modernité triomphante et en donnant toute sa place aux temporalités longues, aux adaptations paysannes, aux conséquences sociales, environnementales et économiques, sans jamais céder à la condamnation rétroactive. Il éclaire la façon dont chaque innovation technique a été l’objet de débats, de contestations, mais aussi de récupération industrielle et politique, dont les effets sont encore au cœur des enjeux contemporains de l’agriculture.
