Le Cours de l'histoire : "L'histoire à fleur de peau 1/3 : Art et dermatologie, quand les maladies de peau s’exposent"
Date : 14 décembre 2025
Podcast : France Culture
Host : Xavier Mauduit
Invitée principale : Sophie Delpeu, historienne de l’art, maîtresse de conférences à l’université Paris 1, auteure de Soignez l’image. Destin des beaux cas de dermatologie de l'hôpital Saint-Louis à Paris, 1801-1979 (PUF)
Vue d’ensemble de l’épisode
Ce premier volet d’une série sur la peau explore les liens fascinants entre l’art et la dermatologie au XIXᵉ et XXᵉ siècles, à travers le prisme de l’hôpital Saint-Louis à Paris et de ses étonnantes collections iconographiques et moulages. Les maladies de peau sont ainsi non seulement objets médicaux mais aussi sortes de tableaux vivants, donnant lieu à des descriptions spectaculaires, à une iconographie spécifique et à des pratiques artistiques de représentation, entre documentation, spectacle et stigmatisation sociale.
Points clés & décomposition des discussions
1. La naissance d’une discipline entre art et médecine
- L’hôpital Saint-Louis : un lieu unique
- Musée de dermatologie bâti à la fin du XIXᵉ siècle, conservé "dans son jus", réunissant pratiques cliniques, collections, atelier du mouleur.
- « C’est une sorte de fabrique, à la fois d’un lieu clinique, mais aussi où l’on construit une iconographie. » (Sophie Delpeu, 03:38)
- Jean-Louis Alibert – pionnier de la dermatologie
- Figure centrale, orateur remarquable, fait de la description clinique un véritable spectacle public.
- « Il va compenser […] avec son verbe, avec sa qualité de présence, tout ce que la matière a de rédhibitoire. » (Sophie Delpeu, 09:33)
- Ses leçons ouvertes au “monde" rendent visible l’invisible, rendant la dermatologie “rayonnante” aux yeux de la société médicale.
2. Description clinique et stigmatisation sociale
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La peau comme miroir de l’âme et du social
- Maladies associées à des "souillures d’âme" (sexualité, excès, pauvreté), jugements moraux implicites chez Alibert et dans l’époque.
- Lectures littéraires (“Les Liaisons dangereuses", 07:09) mettent en exergue la peur de la défiguration et l’idée du “mal à fleur de peau”.
- « Il y a vraiment un jugement social très fort aussi sur les maladies de peau. Les personnes nobles atteintes… se cachent et se maquillent. » (Sophie Delpeu, 07:33)
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Le langage de la dermatologie
- Inventivité lexicale d’Alibert, création d’atlas richement illustrés et textes frappants visant à rendre l’écrit aussi évocateur que la présence réelle.
- « Il faut trouver des mots pour décrire la maladie. Et déjà, mettre des mots, c'est avancer dans la connaissance de la maladie. » (Sophie Delpeu, 16:31)
3. Médicalisation, spectacularisation et collection
- De l’observation à la représentation
- Pratiques artistiques : aquarelles, dessins, puis photographies et surtout moulages en cire, pour représenter fidèlement pathologies et lésions cutanées.
- « La dermatologie est vraiment la discipline médicale qui va faire le plus appel aux artistes […]. Tous les moyens sont bons. » (Sophie Delpeu, 18:24)
- Le moulage en cire : entre science, technique et malaise
- Essor du moulage dès 1867, impulsé par Charles Laillier et Jules Barretta, mouleur emblématique.
- Procédé invasif et pénible, contact direct avec la peau malade, souvent dernière étape de la vie des patients.
- « À aucun moment il n'est fait mention des inconvénients […] être photographié ou être peint quand on est affecté d’une maladie qui déjà, socialement, vous met du côté des parias. » (Sophie Delpeu, 31:26)
4. L’apport artistique, la fabrique de l’image, les enjeux du regard
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Artisans et médecins : regards croisés
- Les artistes (notamment Barretta, Félix Méheux) influencent la représentation, introduisent styles et codes de l’art du portrait dans la documentation médicale.
- Photographie et moulage se complètent, mais la couleur reste un enjeu majeur.
- « Malgré le fait que les médecins essaient de diriger leur regard, les artistes apportent leur expérience, apportent aussi leur œil. » (Sophie Delpeu, 37:35)
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Spectacularisation et politique visuelle
- Sélection des cas "spectaculaires", raréfaction des pathologies ordinaires, volonté de rayonnement de l’école de Saint-Louis au sein de la compétition européenne.
- « C’est pour ça que j’en parle comme une politique visuelle […], qui va plutôt vers le spectaculaire, qui va plutôt vers l’impressionnant. » (Sophie Delpeu, 36:17)
5. Le musée des moulages de Saint-Louis
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Espace muséographique et héritage patrimonial
- Création d’un musée-institution unique, à la fois lieu d’enseignement et de prestige, inauguré lors du congrès international de dermatologie en 1889.
- Vitrines adaptées, apparence “minimuseum” impressionnant par la quantité et l’effet de masse des cires (près de 5000 de 1867 à 1958).
- « Il y a quelque chose, en effet, de très cru, très cru dans ce musée. » (Xavier Mauduit, 48:43)
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Utilité médicale et transmission
- Outils pour l’apprentissage, l'expertise, et la notoriété de l’école française, mais aussi objets-frontières avec le sensationnalisme (expositions publiques, musée Spitzner).
- Question du réalisme vs. spectaculaire, évolution vers plus d’humilité et d’iconographie “usuelle” au tournant du XXᵉ siècle.
- « Ce musée, il est bâti, il est terminé en 1881, […], c’est vraiment avant tout pour les étudiants, les médecins et les confrères. » (Sophie Delpeu, 42:58)
6. La question du regard, de l’art et du trauma
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Effacement du sujet, glorification de l'image
- Les malades rarement identifiés ; les pièces sont signées des médecins et mouleurs, pas des patients.
- « C'est une absence complète de considération que le moulage peut leur faire subir aussi moralement. » (Sophie Delpeu, 31:26)
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Le moulage : entre art et artisanat
- Reconnaissance de l’artisan-artiste Barretta, métaphores picturales fréquentes dans la médecine (“tableaux cliniques”).
- « On parle du pinceau habile des médecins. […] Leur aptitude à décrire les maladies comme d'un pinceau. » (Sophie Delpeu, 56:33)
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Héritage et responsabilité actuelle
- Le musée et les cires sont toujours présents, mémoriaux des souffrances et témoins de la construction d’une discipline.
- « J'ai comme une responsabilité aussi de pouvoir proposer un autre regard sur ces objets-là, un regard qui ne soit pas médical. » (Sophie Delpeu, 55:51)
Citations & moments marquants (avec timestamps)
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Spectacle médical et stigmatisation
- « J’avais bien raison de dire que ce serait peut-être un bonheur pour elle de mourir de sa petite vérole… son âme était sur sa figure. » — Lecture, Les Liaisons dangereuses (06:10)
- « Les personnes nobles atteintes de maladies de peau se cachent… Quand la maladie de peau s'affiche, cela signe une bassesse. » — Sophie Delpeu (07:33)
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Pouvoir du langage
- « Il faut trouver des mots pour décrire la maladie. Et déjà, mettre des mots, c’est avancer dans la connaissance de la maladie. » — Sophie Delpeu (16:31)
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Naissance d’une iconographie dermatologique
- « La dermatologie [...] va faire le plus appel aux artistes, qui va solliciter le plus de planches colorées, et tous les moyens sont bons. » — Sophie Delpeu (18:24)
- « Le moulage apparaît vraiment comme ce qu'il y a de mieux malgré les inconvénients. » — Xavier Mauduit (31:12)
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Absence de reconnaissance du malade
- « À aucun moment il n'est fait mention des inconvénients que cette fabrique d'images peut avoir par rapport aux malades. [...] c'est une absence complète de considération. » — Sophie Delpeu (31:26)
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Mise en scène de la science
- « Ce musée, il est unique en son genre [...] ils ont réussi à faire bâtir un mini-muséum à l’intérieur de leur hôpital. » — Sophie Delpeu (42:58)
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Art, médecine et croisement des regards
- « On parle du pinceau habile des médecins. [...] Cette métaphore, elle est aussi intéressante. » — Sophie Delpeu (56:33)
Timestamps des grandes séquences
- 00:18 - 03:38 : Présentation, introduction à l’hôpital Saint-Louis et ses collections
- 04:38 - 09:33 : Naissance de la dermatologie, personnalité et méthodes d’Alibert
- 13:26 - 16:31 : Pouvoir du langage et de la description clinique
- 18:24 - 27:18 : Iconographie, aquarelles, dessin, photographie et moulage ; apparition de Barretta
- 31:26 - 37:22 : Difficultés des moulages, absence de reconnaissance des malades, ascension de l’artiste-mouleur Barretta
- 42:58 - 47:01 : Musée, utilité, espace physique et public
- 49:40 - 52:14 : Sensations face aux œuvres, évolution de la collection
- 52:24 - 56:03 : Disparition progressive de la pratique, question du savoir-faire, héritage
- 56:03 - 57:28 : Art, artisanat, terminologie et clôture de l’épisode
Pour conclure
Cet épisode offre un voyage captivant à la croisée de la science, de l’art et du regard social sur la maladie. Il plonge dans l’histoire des images médicales et de leur fabrication, tout en questionnant la place du sujet malade, régulièrement effacé derrière l’objet d’étude ou le spectacle. La collection de l’hôpital Saint-Louis, encore visible aujourd’hui, demeure l’écho matériel et moral de cette histoire complexe.
[Fin du résumé]
