Le Cours de l’Histoire
Épisode : « Défendre son bout de gras, une histoire coloniale et politique »
Date : 16 décembre 2025 – France Culture
Invité principal : Nicolas Kaiserbril, docteur en anthropologie, auteur de "La guerre du gras"
Aperçu général
Cet épisode de Le Cours de l’Histoire explore le rôle central des matières grasses (beurre, huile, margarine, lard, etc.) dans l’histoire sociale, politique et coloniale. L’invité Nicolas Kaiserbril propose d’éclairer la question du gras, non seulement sur le plan gastronomique, mais aussi comme révélateur de dynamiques coloniales, industrielles et culturelles, en s’appuyant sur son livre « La guerre du gras ».
Points clés & analyses
1. Le gras, une histoire coloniale et politique
[00:09–01:23]
- Le gras est abordé comme un angle original pour raconter l’histoire mondiale, à l’instar du vin ou des épices.
- Nicolas Kaiserbril souligne la pénurie de graisses en Europe jusqu’au XIXe siècle puis la rupture due à l’afflux de graisses coloniales (arachide, huile de palme).
Citation
"C’est l’un des principaux produits coloniaux exportés en Europe à cette époque-là."
— Nicolas Kaiserbril [01:58]
2. Lipides, gras, usages et perceptions culturelles
[03:15–05:36]
- La distinction entre « gras » (terme ancien) et « lipide » (défini chimiquement à partir du XIXe siècle).
- Le gras n'est pas perçu uniquement comme aliment : usages mécaniques, éclairage, savonnerie, conservation.
- Coexistence et superposition d’usages selon les ressources, la culture et la pénurie.
Citation
"Nos représentations du gras d'aujourd'hui ne sont pas la manière dont les gens du passé percevaient..."
— Nicolas Kaiserbril [04:11]
3. La recherche et la fabrication du gras avant l’ère coloniale
[06:07–09:17]
- Le gras était rare et précieux, résultant d’un travail long et pénible, notamment pour produire de l’huile ou du beurre dans les campagnes.
- Multiplicité et interchangeabilité des sources de gras.
- La conservation des aliments grâce au gras était essentielle.
Citation
« Il faut s’imaginer des femmes et des enfants qui doivent faire ça la nuit à la lumière de la chandelle. [...] C’est un procédé extrêmement long, coûteux, compliqué. »
— Nicolas Kaiserbril [08:22]
4. Gras et colonisation : mutations de l’approvisionnement et motivations économiques
[09:17–19:56]
- Passage d’un accès local difficile à une surabondance grâce aux matières grasses coloniales.
- L’exemple du Sénégal et de l’arachide comme enjeu géopolitique—la colonisation s’accompagne du contrôle des flux commerciaux et du remplacement de la traite négrière par celle des produits gras.
- L’adaptation rapide des réseaux marchands, après l’abolition de la traite, vers le commerce des graisses (huile de palme, arachide).
Citation
« Les marchands qui commerçaient les corps humains..très consciemment, ces marchands-là se disent : maintenant, le commerce légitime, ça va être de l'huile de palme et de l'arachide. »
— Nicolas Kaiserbril [18:30]
5. Hiérarchie géographique, sociale et symbolique des matières grasses
[10:04–12:49]
- Illustration du clivage France du beurre (nord) / France de l’huile (sud) – un cliché simplifié qui cache une histoire beaucoup plus complexe.
- Le beurre : longtemps méprisé, devient au fil des siècles un signe de distinction sociale.
- Les transformations des modes de consommation et de la symbolique sociale des différents gras.
Citation
"Le beurre, ça a longtemps été méprisé... puis c’est devenu quelque chose d’extrêmement positif socialement."
— Nicolas Kaiserbril [12:05]
6. Matières grasses coloniales et transformation de l’industrie agroalimentaire
[14:42–17:39]
- L’importation de nouvelles matières grasses (arachide, huile de palme, beurre végétal) transforme non seulement l’alimentation mais aussi des industries comme la savonnerie et la fabrication du beurre artificiel (margarine).
- Place des savoir-faire africains autour de la fabrication du gras (ex. karité).
- Adaptation et transformation rapides des réseaux logistiques (Marseille devient port d’arachide, etc.).
Citation
"En quelques années, tous les moulins à Marseille sont refabriqués pour traiter de l’arachide. En 1900, on ne fait plus d’olive à Marseille, on ne fait que de l’arachide."
— Nicolas Kaiserbril [25:40]
7. Le beurre artificiel et la naissance de la margarine
[32:52–36:22]
- L’invention de la margarine par Hippolyte Mège-Mouriès, issue du besoin de produire un substitut au beurre à bas coût, et son industrialisation rapide aux Pays-Bas.
- La concurrence commerciale (cf. extrait ironique sur "la Hollande, pays des miracles...et des margarines").
- Le beurre comme objet de panique morale, au contraire de l’indifférence relative envers la composition des huiles.
Citation
"On a une espèce de panique morale à partir des années 1870 concernant ce qu'on appelle le beurre artificiel, qui est très très différent de ce qu'on constate sur l'huile."
— Narrateur historique [29:17]
Moment marquant
- Extrait satirique du Petit Journal (1894) dénonçant la confusion beurre/margarine et les « mirages chimiques » hollandais [36:22].
8. Conséquences de l’exploitation coloniale sur les écosystèmes alimentaires européens
[38:05–40:34]
- Au XXe siècle, la France importe 80% de ses matières grasses.
- Abandon des cultures locales (colza, etc.) au profit de matières grasses coloniales.
- Expansion et diversification croissante des usages du gras, avec l’arrivée de nouveaux produits (savons, puis alimentation).
9. Publicité, imaginaire colonial & consommation
[39:53–44:44]
- Les publicités et packagings exploitent l’exotisme et véhiculent des stéréotypes raciaux pour vendre les produits gras des colonies.
- Étude des « timbres réclames » : surreprésentation de motifs coloniaux dans l’industrie du gras.
- Dualité dans l’image des marges grasses coloniales : huile d’arachide valorisée, huile de palme plutôt taboue.
Citation
« Les industries utilisant des matières premières issues des colonies utilisaient des motifs liés à la race ou à l’exotisme dans des proportions largement supérieures… »
— Nicolas Kaiserbril [41:55]
10. Identités, distinctions et représentations du gras
[44:44–51:30]
- Le gras ne suit pas une hiérarchie unique (beurre/huile/margarine/etc.), mais des usages et perceptions qui évoluent selon les époques, l’origine géographique et le statut social.
- Apparition tardive des problématiques diététiques (méfiance vis-à-vis du gras). Le « régime méditerranéen » et l’importance santé de l’huile d’olive sont des inventions récentes.
- L’huile de palme, d’abord appréciée, devient taboue sous l’effet de la colonisation.
11. Transferts & hybridations culturelles : quand les colonies adoptent aussi le gras européen
[54:03–56:54]
- Échanges bidirectionnels : introduction du beurre et d’autres graisses animales dans des cuisines africaines, enrichissement parfois excessif des recettes locales.
- Distinctions sociales persistantes dans la consommation du gras : « Consommer le gras de l’autre ou refuser le gras de l’autre, c’est ça qui permet aussi de construire cette longue histoire du gras. »
— Nicolas Kaiserbril [55:50]
Citations Notables
-
"La France du beurre, la France de l’huile… c’est beaucoup plus compliqué… ça varie en fonction des familles, des années, des modes…"
— Nicolas Kaiserbril [11:07] -
"La transformation profonde de la consommation du gras… l’ampleur du gras ne cesse de s’accroître, fin XIXe – début XXe siècle…"
— Nicolas Kaiserbril [37:07] -
"Le lien entre gras et santé, il apparaît plutôt après la seconde guerre mondiale…"
— Nicolas Kaiserbril [50:33] -
"On ne peut manger que ce qui pousse sur place ; il y a des facteurs culturels, naturels… Et des distinctions sociales où on construit son identité en fonction des gras qu’on mange." — Nicolas Kaiserbril [56:31]
Timestamps des principaux segments
- [00:09–01:23] Introduction au gras comme objet d’histoire sociale/coloniale
- [03:15–05:36] Naissance de la notion de « lipides » ; usages multiples du gras
- [06:07–09:17] Quête pénible du gras en Europe avant l’ère coloniale
- [09:17–19:56] Colonisation, bouleversement de l’approvisionnement européen en gras
- [10:04–12:49] Clichés géographiques & évolution de la valeur sociale du beurre
- [14:42–17:39] Nouveaux types de gras et évolutions industrielles
- [25:40] Marseille et l’arachide : mutation industrielle
- [32:52–36:22] Invention et diffusion de la margarine, tensions France–Pays-Bas
- [39:53–44:44] Publicité, timbres réclames et imaginaires coloniaux
- [50:33–52:51] Gras, santé et régime médiatique
- [54:03–56:54] Hybrides culturels et transferts postcoloniaux
Moments marquants & intermèdes
- La recette absurde pleine d’huile en introduction, parodie qui donne le ton [00:30–01:20]
- Extrait du film "La cuisine au beurre" – lutte nord/sud sur le choix du gras [10:04]
- Chronique satirique du Petit Journal sur la guerre du beurre et de la margarine [36:22]
- Lecture d’un texte de voyageur sur le beurre de karité et la diversité des graisses africaines [21:33–22:43]
Ton et style
L’émission maintient un ton à la fois rigoureux et décontracté, entre érudition et humour (« une émission riche en lipides », jeu sur les titres de chapitres…). Les intervenants n’hésitent pas à user de l’autodérision et à naviguer entre anecdotes, analyses pointues et illustrations culturelles, y compris dans le choix des extraits (films populaires, textes historiques, archives).
Conclusion
Ce « cours de l’histoire » déploie une fresque fluide reliant alimentation, techniques, structures industrielles, représentations sociales, politiques coloniales et discrimination à travers la manière dont l’Europe s’est procuré (puis a surconsommé) des graisses. Un épisode particulièrement éclairant sur la façon dont la nourriture raconte aussi la géopolitique, les injustices, les modes, et les identités sociales et culturelles.
Pour aller plus loin:
Retrouvez le livre « La guerre du gras, une histoire politique et gastronomique de nos lipides préférés ou mal aimés » de Nicolas Kaiserbril, et les archives sonores mentionnées sur le site de France Culture.
