Le Cours de l'histoire – « Notre-Dame de Paris, un livre de pierre » (1/4)
Podcast: Le Cours de l'histoire
Émission: « Notre-Dame de Paris, pierres, feuilles, vitraux ! »
Épisode: 1/4 : Notre-Dame de Paris, un livre de pierre
Date: 7 décembre 2025
Animateur: Xavier Mauduit
Invités: Élise Bayeul (maîtresse de conférences en histoire de l’art du Moyen Âge, Université de Lille, membre du chantier scientifique depuis 2019), Damien Bernet (conservateur du patrimoine, musée de Cluny), autres intervenants ponctuels
Aperçu général
Cet épisode plonge dans l’épaisseur historique, matérielle et humaine des pierres de Notre-Dame de Paris. Un an après la réouverture partielle de la cathédrale post-incendie, l’émission explore les pierres comme témoins vivants des techniques, des usages, des restaurations, mais aussi des collaborations interdisciplinaires exceptionnelles réunies à l’occasion du chantier scientifique. L’émission révèle l’évolution des savoirs autour de la cathédrale, les découvertes récentes, la matérialité complexe des pierres et le dialogue constant avec l’histoire, la science et l’émotion.
Points de discussion et analyses-clés
1. Les pierres de Notre-Dame : genèse, provenance et nature
- Pierre locale de Paris : La cathédrale a été construite principalement avec le calcaire lutétien extrait du bassin parisien, dont la qualité, la dureté et la texture sont parfaitement adaptées à la sculpture et à la construction monumentale ([03:59] Élise Bayeul).
- « Ce sont des pierres locales en fait, ce sont des pierres de Paris... de la meilleure qualité possible... c’est du calcaire lutétien, dans une catégorie particulière qui est le calcaire parisien. »
- Optimisation et raisonnement dès l’origine :
- Les bâtisseurs du Moyen Âge connaissaient et utilisaient chaque faciès de pierre à son meilleur usage, suivant dureté, épaisseur et position dans l’édifice ([06:00] Élise Bayeul).
- Distribution judicieuse selon structure : pierre plus tendre/légère pour les voûtes, plus dure pour les arcs et les ogives.
- Attentions sculpturales et techniques :
- Les différentes épaisseurs de banc de pierre déterminaient la taille des statues, leur emplacement (Galerie des Rois vs portails), etc.
- Pierre très fine, permettant des détails « de dentelle » pour les portails.
2. Qu’ont apporté l’incendie et les études récentes ?
- Une accélération de la connaissance :
- Le drame de 2019 a généré un immense chantier scientifique coordonné, révélant des aspects inaccessibles jusque-là (notamment grâce à la chute des voûtes et l’accès à des zones hautes) ([07:28] Élise Bayeul).
- « Les géologues ont pu effectuer une forme de cartographie aussi de ces différents faciès, ce qui n’avait jamais été fait pour les parties hautes. »
- Chantier scientifique interdisciplinaire :
- Créé et structuré dans l’urgence, il fédère géologues, restaurateurs, chimistes, archéologues, historiens de l’art, avec des collaborations inédites sur le plan pluridisciplinaire ([12:25] Élise Bayeul).
- « Pour beaucoup d’entre nous, c’était une première expérience de pluridisciplinarité à cette échelle... une grande richesse. »
3. Transmission, réemploi, mémoire des pierres
- Réemploi des pierres et des sculptures :
- Les pierres anciennes, voire issues de la cathédrale précédente ou d’édifices voisins, sont réutilisées dans la nouvelle construction, comme pour le portail Saint-Anne ([15:20] Élise Bayeul).
- « Ce sont des images qu’on souhaite transmettre, et on complète avec de la sculpture neuve dans laquelle ces éléments antérieurs sont enchâssés, un peu comme des trésors. »
- Les fondations : l’invisible de la cathédrale :
- Excavations et fouilles récentes montrent la réutilisation de blocs anciens, soulignant la lenteur et la complexité de la préparation du sol et des fondations ([16:58] Élise Bayeul).
- Longévité et mutations du chantier :
- La construction s’étend sur presque un siècle, avec modifications constantes, reprises, pauses et adaptations visibles dans l’appareil, les mesures, l'évolution du décor ([17:53] Élise Bayeul).
4. Savoir, gestes et marques des bâtisseurs
- Les signes lapidaires – Témoignages vibrants de la vie ouvrière gothique :
- Signes gravés sur les pierres permettant de suivre le travail des tailleurs – certains signes facilitent la construction, d’autres identifient la pierre ou le compagnon ([20:39] Jean Gimpel).
- « Chaque tailleur de pierre devait posséder un signe distinctif qu’il devait graver sur l’une quelconque des faces de la pierre taillée... »
- Coloration oubliée, redécouverte :
- La polychromie était omniprésente sur les sculptures et jubés, souvent disparue sauf dans les zones protégées ou enterrées. Ces couleurs sont aujourd’hui fugaces, mais leur redécouverte révolutionne l’image que l’on se faisait du monument ([25:32] Élise Bayeul).
5. La découverte du jubé médiéval
- Un « puzzle gigantesque » exhumé lors des travaux récents :
- Plus d’un millier de fragments du jubé médiéval, détruit au XVIIIe siècle et souvent simplement enterré sous la cathédrale, ont été retrouvés lors de fouilles préventives par l’INRAP ([35:03] Élise Bayeul).
- « Les éléments du jubé sont très soigneusement superposés en couches, et même si les images ont été mutilées, elles sont là, elles sont préservées avec beaucoup de soin. »
- Fragilité de la polychromie :
- Les pigments sont si fragiles que la simple manipulation peut entraîner leur disparition – la restauration demande des soins infinis et la numérisation devient un outil essentiel.
- Numérisation et restitution virtuelle :
- ambition de reconstituer virtuellement le mur du jubé, peut-être un jour physiquement.
6. Découvertes archéologiques récentes & médiation scientifique
- Séances de fouille exceptionnelles provoquées par les contraintes du chantier :
- Découverte inattendue de sépultures, dont un possible sarcophage du poète Joachim du Bellay, parmi d'autres, ce qui témoigne de la richesse archéologique encore à explorer ([41:02] Ismaël).
- Le défi de la reconstruction narrative et scientifique :
- Un enjeu majeur est d’apprendre à expliquer et à transmettre la complexité de ces recherches (de la chimie à la muséographie des fragments), afin de faire ressortir leur signification historique et humaine ([42:33] Élise Bayeul).
7. Symbolisme, narration et science de la pierre
- La « cathédrale, livre de pierre » : entre savoir et mystère
- Les portails et sculptures de Notre-Dame sont porteurs de connaissances, de récits bibliques et parfois même d’emprunts à des sciences ou savoirs symboliques (alchimie, astrologie) ([47:12] Jacques Darès cité).
- La confrontation entre pierre, parchemin (manuscrits) et sculpture sert à recomposer les différentes strates mémorielles du site.
8. Notre-Dame, « chantier de référence » et laboratoire continu
- La restauration bénéficie à tout le patrimoine :
- Les techniques, méthodes et connaissances acquises par ce chantier “de référence” influencent largement la compréhension d’autres édifices en France et en Europe ([54:41] Élise Bayeul).
- « Notre-Dame est un chantier de référence… dont on perçoit des traces depuis Burgos jusqu’à Trondheim en Norvège… »
- La finesse inouïe des voûtes :
- Les voûtes médiévales de Notre-Dame, dont l’épaisseur réelle mesurée grâce à l’effondrement de 2019, située entre 12 et 15 cm, ébahissent les spécialistes et redistribuent la donne sur la compréhension des prouesses gothiques ([56:56] Élise Bayeul).
- Chantier inachevé, science en mouvement :
- Le travail d’étude n’est pas fini, et l’essentiel des progrès scientifiques sera visible dans plusieurs années, à mesure des croisements de données ([57:17] Xavier Mauduit).
Moments marquants & citations
-
Sur la nature charnelle et symbolique de la pierre
« Il y a une connaissance charnelle de la pierre, on peut le dire, de la part de celles et ceux, et surtout ceux, qui ont travaillé sur Notre-Dame. »
— [04:39] Xavier Mauduit -
Sur la pluridisciplinarité née de l’incendie
« Pour beaucoup d’entre nous, c’était une première expérience de pluridisciplinarité à cette échelle… Et ça a été, à mon sens, l’un des grands apports… »
— [12:28] Élise Bayeul -
Sur la polychromie médiévale
« La pierre nue est une pierre qui est dépouillée d’une partie de l’information, qui est comme mutilée en fait. »
— [28:06] Xavier Mauduit -
Sur le réemploi et la stratification
« On garde la cathédrale en fonction le plus longtemps possible. Et donc, le chantier va procéder par enveloppement… le chantier de destruction, il accompagne au plus près le chantier de construction. »
— [15:00] Xavier Mauduit & [15:20] Élise Bayeul -
Sur la découverte du jubé
« Le but était de pouvoir accéder au plus près des élévations, des voûtes, du décor sculpté… avec des échafaudages qui nous permettaient d’observer et de représenter, de dessiner, de photographier, de numériser chacun des détails de cette cathédrale en espérant accumuler un maximum de données. »
— [40:04] Xavier Mauduit -
Sur la science comme aventure humaine
« Entre ce tailleur de pierre du XIIIe siècle et vous, il n’y a pas grand monde en fait. »
— [45:19] Élise Bayeul -
Sur la finesse des voûtes
« Rien que sur l’épaisseur des voûtes… elles font entre 12 et 15 centimètres, ça nous semblerait très mince mais qu’en est-il ailleurs ? »
— [57:00] Élise Bayeul
Timestamps essentiels
- Origine et propriétés des pierres : [03:59] – [06:27]
- Effets de l’incendie et du chantier scientifique : [07:28] – [12:59]
- Réemploi, fondations et déroulement du chantier : [13:27] – [19:32]
- Signes lapidaires et vie des tailleurs : [20:39] – [24:26]
- Polychromie et restitution : [24:54] – [29:02]
- Chant du compagnon, jubé, archéologie : [29:17] – [38:22]
- Séquences archéologiques (du Bellay, sarcophages, fouilles) : [41:02] – [42:33]
- Narration médiévale, usage symbolique des portails : [47:12] – [52:53]
- Bilan scientifique, impacts pour le patrimoine : [54:41] – [57:17]
Conclusion
« Notre-Dame comme livre de pierre » prend tout son sens dans cette traversée des couches de matière, de mémoire, de symboles et de sciences. L’épisode réussit une superbe mise en relation entre talent humain, techniques médiévales, modernité scientifique et restauration délicate, tout en replaçant la cathédrale au centre du patrimoine européen. Au-delà de l’émotion et des prouesses techniques, c’est la vitalité du dialogue interdisciplinaire, le respect de la mémoire et la nécessité d’explorer encore et toujours qui parcourent ce grand chantier, à l’image de Notre-Dame elle-même.
