Le Cours de l’histoire – Souleymane Bachir Diagne, penser l’universel
France Culture | 5 décembre 2025 | Animé par Xavier Mauduit & Anna Holbeck
Invité principal : Souleymane Bachir Diagne (philosophe, Université de Columbia)
Introduction & Thème général
Cet épisode du « Cours de l’histoire » s’intéresse à la réflexion de Souleymane Bachir Diagne sur la notion d’universel à travers l’art, les musées et en particulier la récente évolution du Louvre avec la Galerie des cinq continents. Autour de la parution de son livre « Les universels du Louvre », issu de conférences au musée, Diagne analyse les enjeux philosophiques, historiques et muséaux de la rencontre, du dialogue et parfois de la tension entre œuvres issues de toutes les cultures du monde.
Thème central : Comment penser l’universel sans reproduire l’universalité coloniale, et comment le Louvre incarne ce nouveau dialogue multiculturel par la muséographie contemporaine.
1. Origine du projet et concept de « l’universel » au Louvre
[01:21-04:09]
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Naissance du livre « Les universels du Louvre »
- Issu de cinq conférences données par Diagne au Louvre en 2024 dans le cadre de la chaire annuelle.
- Diagne lie cette invitation à ses travaux antérieurs sur l’universel et la fin d’un certain universalisme assimilé au colonialisme européen.
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La « vocation universelle » du Louvre
- Laurence Descartes (direction du Louvre) voulait ancrer cette vocation dans la programmation du musée.
- La rencontre de cette orientation institutionnelle et la philosophie de Diagne donne naissance aux conférences et au livre.
Citation (Diagne, 03:39) :
« J’essaie d’illustrer une position qui consiste à dire que nous sommes à la fin d’un certain universalisme qui se confondait peut-être avec le colonialisme européen, mais qu’il ne fallait pas pour autant abandonner l’idée d’universel. »
2. Histoire, migrations et statuts des œuvres extra-européennes au Louvre
[04:50-13:02]
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Ouverture du Louvre aux arts non-européens
- Depuis le début des années 2000, avec la décision de Jacques Chirac de créer un pavillon « des Sessions » dédié aux arts d’Afrique, d’Océanie, d’Amérique, etc.
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Histoires de va-et-vient des collections
- Des œuvres non européennes étaient déjà présentes au Louvre dès ses débuts, parfois retirées lors de la création de musées spécialisés (ex : musée de l’Homme), puis réintégrées.
- Le terme de « louvrisation » pour désigner l'intégration d’objets issus d’autres cultures au sein du musée.
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Son statut longtemps à part
- Les arts extra-européens étaient géographiquement isolés, « en ghetto », loin du « cœur » du Louvre classique/européen.
- La transformation en « Galerie des cinq continents » vise à intégrer ces œuvres à une dimension pleinement universelle.
Citation (Diagne, 10:18) :
« On pouvait considérer qu’ils y étaient comme dans un ghetto. Que le Louvre classique restait en l’état et avait cette petite aile marginale […]. »
3. Le rôle du dialogue des arts & les artistes face à l’altérité
[13:21-19:02]
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La Galerie des Cinq Continents : un nouveau dialogue
- Aujourd’hui, la galerie expose les œuvres d’Europe à côté de celles issues d’autres continents.
- On peut avoir une lecture purement esthétique ou, plus intellectuelle, réfléchir sur la mise en relation d’œuvres venues d’horizons différents.
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Les artistes inspirés par les arts « premiers »
- Exemple fondateur : le masque Fang vu, touché et étudié par Picasso, Derain, Vlaminck.
- Le cubisme et les Demoiselles d’Avignon de Picasso s’inspirent de ces objets africains.
Citation (Diagne, 16:01) :
« Jusque-là, il s’agissait simplement de mesurer l’inspiration que les artistes avaient trouvée auprès de tel ou tel [objet venu d’Afrique ou d’Océanie]… ça n’allait pas au-delà. »
- Vers un véritable dialogue
- Désormais, il s’agit de « voir l’humanité dans son ensemble à l’œuvre » et d’aller « au-delà d’une simple énumération des influences ».
4. L’exemple du Moaï de l’île de Pâques, symbole du dialogue universel
[19:02-23:21]
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Mise en avant du Moaï à l’entrée de la Galerie
- Diagne choisit le Moaï pour la couverture de son livre, souligne son mystère et sa portée symbolique.
- Le Moaï est mis « à l’accueil », symbole de la puissance de création venue du lointain pacifique.
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Perte et restitution de la « voix » de l’objet
- La colonisation a arraché les objets à leur sens originel.
- Le film de Mati Diop sur la restitution d’objets béninois montre comment la restitution leur redonne une voix.
Citation (Diagne, 23:21) :
« Ces objets ont parlé la langue de leur terroir d’origine, la langue des cosmologies où ils sont nés. Ils ont également parlé la langue dans laquelle ils ont échangé avec les artistes qui s’en sont inspirés. »
5. Objets « mutants » : mutations et métamorphoses par le musée
[27:29-30:07]
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Objets transformés lors de leur passage en Europe
- Ex. : vases chinois ornés d’orfèvreries occidentales, objets africains débarrassés de leur fonction votive.
- Le musée, par sa « louvrisation », opère une mutation de l’objet.
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Nouvel état et nouvelle « voix »
- Le musée impose un langage plastique, esthétique qui se superpose ou remplace le sens originel.
- Citation Malraux (rapportée par Diagne) :
« L’art commence lorsque les dieux sont partis. »
6. Restitution des œuvres : justice, négociation, nouvelles circulations
[30:07-36:59]
- Restitution : le cas du Bénin
- Restitution de 26 pièces africaines volées telles des butins de guerre, bien documentée.
- Complexité du sujet, position de Diagne :
- Il faut parfois restituer, mais aussi garder certaines œuvres pour préserver la « présence africaine » dans les musées universels.
- Existence d’accords, de prêts, d’enquêtes de provenance.
Citation (Diagne, 33:01) :
« C’est une démarche de négociation qui n’est pas dans le tout restitution. […] Il est important aussi que leur culture soit représentée dans les musées universels. »
- Recherche scientifique internationale sur la provenance
- Fonds franco-allemand pour recherches de provenance impliquant chercheurs africains, européens.
7. Éducation du regard, médiation et la pédagogie des musées
[36:59-47:09]
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Médiation, muséographie et pédagogie
- Mélange des cultures dans la galerie, cartels placés à distance : d’abord regarder, ensuite lire l’explication.
- Importance de l’éducation du regard, du décloisonnement des cultures.
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L’exemple de la culture Nok (Nigeria)
- Importance de l’objet, de son ancienneté, de la médiation qui explique les accords de présence au Louvre, et les raisons de leur non-restitution.
Citation (Diagne, 41:04) :
« Ces objets nous disent toujours ce que l’homme fut de grand et de sublime. »
8. La question du mystère, de la spiritualité, et du sublime dans toutes les œuvres
[47:09-52:00]
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Lecture poétique : « Prière au masque » de Léopold Sédar Senghor
- Les masques, objets porteurs de magie, de mystère; ce mystère fascine aussi les œuvres occidentales (ex: Joconde).
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Symétrie des énigmes et du sublime
- La Joconde et le masque africain, deux visages du mystère artistique universel.
Citation (Diagne, 50:15) :
« Le fameux sourire de la Joconde est la figure même du caractère énigmatique des œuvres... Ce mystère est aussi inscrit dans ce fameux sourire. […] Voilà, une œuvre occidentale par excellence qui, au fond, garde le même mystère, le même caractère impénétrable qu’une œuvre africaine… »
- Désarçonnement du spectateur, but premier du musée
- Être déstabilisé, interrogé, c’est la vraie pédagogie de la rencontre avec l’art.
9. Conclusion : le plaisir universel, l’éducation du regard et la beauté du rythme
[52:00-54:27]
- Diagne invite à entrer par la Porte des Lions, passer par la Galerie des Cinq Continents, s’offrir une éducation au dialogue et à la pensée universelle.
- Citation finale de Senghor sur la beauté :
- “Pour parler du masque nègre, ce qui fait sa beauté, ce n’est pas qu’il imite la tête d’un homme ou d’une femme, c’est qu’il est fait d’un ensemble de rythmes qui provoque en nous la joie ou la tristesse, l’hilarité ou la colère, d’un ensemble de rythmes qui nous ébranlent à la racine de notre être.” [54:08]
Moments marquants à retenir (avec timestamps)
- [03:39] Diagne sur la fin de l’universalisme colonial et la nécessité de repenser l’idée d’universel.
- [10:18-12:42] Sur l’intégration des arts extra-européens et la question de leur marginalisation au sein du Louvre.
- [22:38-23:21] Métaphore des objets “mutants”, de leur capacité de transformation.
- [33:01] Négociation, restitution et importance de la présence africaine dans les musées universels du Nord et du Sud.
- [50:15-51:44] Parallèle entre le mystère du sourire de la Joconde et celui des masques africains.
- [54:08] Citation finale de Senghor sur le rythme, la beauté et le plaisir universel.
Conclusion
Ce dialogue érudit et sensible donne à voir l’importance du dialogue entre les cultures dans la construction d’un universel renouvelé, débarrassé de l’hégémonie colonialiste : les œuvres, par leurs trajets, mutations et métamorphoses dans les musées, nous apprennent à voir l’humanité dans sa diversité, sa créativité et son mystère commun. Cheminer dans la galerie des cinq continents, c’est “apprendre à regarder”, à s’ouvrir à “ce que l’homme fut de grand et de sublime”, poursuivant l’idéal d’une universalité vivante, polyphonique et toujours à réinventer.
