Le Cours de l’histoire — Vers la laïcité, histoire d’un principe : État et Église, un divorce révolutionnaire
France Culture — 10 décembre 2025
Invitée : Rita Hermon-Bello, historienne, EHESS
Aperçu général
Cet épisode explore la genèse de la laïcité en France à travers l’histoire tumultueuse des relations entre l’État et l’Église à l’époque révolutionnaire. Avec l’historienne Rita Hermon-Bello, l’émission propose un parcours minutieux depuis l’Ancien Régime et ses minorités religieuses jusqu’au Concordat napoléonien, en passant par les grandes étapes révolutionnaires (Déclaration des droits de l’homme, constitution civile du clergé, création de l’état civil laïque). Le principe de laïcité — encore inexistant comme concept — émerge par contrastes successifs, entre volonté d’émancipation, réformes sociales et conflits religieux.
Les principaux thèmes et jalons historiques
1. Une Pluralité Religieuse sous l’Ancien Régime
- Même si la France est officiellement catholique, elle abrite une pluralité religieuse : protestants, luthériens, juifs (« nations juives » du royaume).
- Après la révocation de l’Édit de Nantes (1685), les protestants n’ont plus de liberté de culte, mais un édit royal de 1787 (édit de tolérance) accorde une première reconnaissance civile, surtout en matière de mariage (04:17).
Citation marquante
« En réalité, un monde avec une seule religion, ça n’existe pratiquement jamais... une très grande majorité catholique, mais également ce qu’on a appelé des minorités. »
— Xavier Mauduit (02:10)
2. L’Anachronisme de la « laïcité »
- Le terme laïcité n’existe pas à la Révolution ; il sera naturalisé bien plus tard, à la fin du XIXe siècle avec Ferdinand Buisson (02:46).
- La réflexion porte donc sur la liberté de culte et la place du religieux, pas une séparation radicale.
3. Les Débuts de la Révolution et l’Affirmation des Principes
- Aux États Généraux de 1789, la liberté de culte est à la marge des préoccupations, surtout palpable dans les cahiers des minorités, pas des masses (12:56).
Citation marquante
« Je réclame la liberté qui doit être une pour tout le monde… L’erreur n’est pas crime... »
— Jean-Paul Rabeau, représentant protestant (08:48)
- La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août 1789) proclame des droits individuels et universels, sans affirmer explicitement la liberté des cultes, mais établit l’égalité devant la loi (16:46).
- L’article 10, négocié difficilement, pose la non-inquiétude pour opinions religieuses à condition de ne pas troubler l’ordre public (18:54).
« L’ordre public, établi par la loi, c’est aussi une grande base démocratique… »
— Xavier Mauduit (21:07)
4. Nationalisation des Biens du Clergé et Constitution Civile du Clergé
- Novembre 1789 : les biens « non nécessaires » du clergé sont mis à disposition de la nation, argument d’abord économique avant d’être idéologique (22:57).
- Juillet 1790 : la constitution civile du clergé institue une église alignée sur la nouvelle administration : diocèses alignés sur les départements, évêques et curés fonctionnaires élus. Naît une tension de fond avec Rome et le Pape (27:37).
Moments clés
« L’élection des prêtres… c’est une formule qui est vraiment très très loin des usages de l’Église catholique. »
— Xavier Mauduit (28:25)
5. Les Réformes, la Division et la Question du Serment
- 1791 : le serment civique exigé du clergé, refusé par beaucoup, divise entre « jureurs » et « réfractaires », menant à un véritable schisme social et spirituel (35:08).
- Le refus du Pape d’accepter la constitution civile du clergé accentue la fracture, mettant le roi dans une position intenable (36:51).
« Une véritable déchirure du tissu social lorsque les simples paroissiens se trouvent face… à une division qui va vraiment aboutir à deux clergés. »
— Xavier Mauduit (40:11)
6. L’État Civil Laïque et l’Universalisation des Droits
- Le 20 septembre 1792 : création de l’état civil laïque — les naissances, mariages, décès gérés désormais par l’administration municipale (pas seulement par le religieux) (43:20).
- Cette loi, véritablement révolutionnaire, permet le mariage civil et le divorce pour tous, quelle que soit la religion — sans exclure la pratique religieuse supplémentaire (45:35).
« Ce n’est pas une loi anti-religieuse… toutes et tous sont parfaitement libres de se faire célébrer le mariage religieux de leur choix. »
— Xavier Mauduit (47:18)
7. La Révolution, la République et la Radicalisation
- Les tensions sur la liberté des cultes culminent sous la Révolution républicaine, avec la déchristianisation et la répression accrue contre les cultes (49:00).
- L’abbé Grégoire, figure majeure, défend inlassablement la liberté des cultes pour tous, et sera un acteur de l’émancipation des Juifs (47:41).
« Catholique par conviction… élu évêque du Loir-et-Cher… mais ce n’est ni de lui, ni de vous que je tiens ma mission. »
— Abbé Grégoire (48:03)
8. Le Concordat : Apaiser par le Compromis (1801-1802)
- Avec Napoléon (premier consul), la question religieuse se règle par le Concordat (1801), traité international entre le Saint-Siège et l’État français (52:44).
- Les articles organiques (1802) réglementent sévèrement l’exercice des cultes : l’État rémunère prêtres et pasteurs, mais exerce un fort contrôle (55:37).
« C’est une capacité d’adaptation qui est assez extraordinaire… possibilité de reprise des cultes… mais avec un autoritarisme qu’on a tendance un peu à oublier. »
— Xavier Mauduit (55:37)
- Les juifs, citoyens depuis 1791, sont réglementés par des décrets spécifiques en 1808.
Notables citations et moments forts
- [08:48] Jean-Paul Rabeau :
« La liberté est un droit sacré, inviolable… Il ne doit pas pour cela être frustré de ses droits. Je demande la liberté pour ces peuples… les Juifs. »
- [18:54] Xavier Mauduit :
« L’article 10 de la Déclaration… c’est le premier article dont la discussion a été vraiment très très difficile… une rédaction en grande partie négative… »
- [40:11] Xavier Mauduit :
« Une véritable déchirure du tissu social… deux clergés, un clergé qui accepte la prestation du serment… et un clergé qui refuse… »
- [47:41] Abbé Grégoire :
« S’agit-il de la religion ? Cet article est hors de votre domaine. Catholique par conviction et par sentiment, prêtre par choix… J’invoque la liberté des cultes ! »
- [55:37] Xavier Mauduit :
« L’État s’engage à rémunérer les prêtres catholiques et les pasteurs protestants, en échange de quoi l’État surveille, exerce un contrôle sur eux… »
Timestamps des grands tournants
- 02:10 — La pluralité religieuse de l’Ancien Régime
- 08:48 — Les cahiers de doléances et la revendication de liberté religieuse
- 16:46 — Déclaration des droits de l’homme et égalité
- 18:54 — L’article 10 : débats sur la liberté d’opinion religieuse
- 22:57 — Nationalisation des biens du clergé
- 27:37 — La constitution civile du clergé, nouvelles tensions
- 35:08 — Le serment, le schisme des « jureurs » et « réfractaires »
- 43:20 — 1792 : création de l’état civil laïque
- 47:41 — L’abbé Grégoire et la défense de la liberté des cultes sous la République
- 52:44 — Le Concordat de 1801 : compromis napoléonien
- 55:37 — Les articles organiques et la surveillance des cultes
Conclusion & Perspectives
L’épisode éclaire la lente et souvent douloureuse gestation du principe de laïcité, encore absent comme concept, mais dont l’histoire s’écrit dans les réformes révolutionnaires, les fractures, les compromis et la gestion concrète du pluralisme. Ni linéaire ni paisible, cette histoire met en lumière toute la difficulté de « faire tenir ensemble » la diversité confessionnelle au sein d’un État moderne.
Prochain épisode annoncé
La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État.
Invitée à retenir :
- Rita Hermon-Bello, autrice de "Laïcité française et pluralité" (Éd. CNRS)
- Ouvrages sur l’Abbé Grégoire
