Le Cours de l'Histoire — Vers la laïcité, histoire d'un principe : Oser penser la tolérance, de l'Angleterre aux Provinces-Unies
France Culture, 8 décembre 2025
Hôte : Xavier Mauduit
Invités : Sophie Saucard (enseignante-chercheuse, études anglophones, université du Mans), Jacques-Louis Lantoine (professeur, docteur en philosophie)
Aperçu général
Cet épisode explore l’histoire et l’élaboration du principe de tolérance religieuse en Europe, principalement à travers les trajectoires et les pensées de John Locke (Angleterre) et Baruch Spinoza (Provinces-Unies) au XVIIe siècle. Les invités s’attachent à montrer, par la comparaison des contextes anglais et néerlandais, les chemins différents menant à la réflexion sur le pluralisme religieux, la tolérance, puis, à plus long terme, à la laïcité.
I. Contextualisation historique et géopolitique
1. Les Provinces-Unies : terre de tolérance relative
- Les Juifs y trouvent refuge après avoir fui les persécutions de la péninsule ibérique (03:00).
«… justement régnait là-bas une certaine tolérance à l'égard des Juifs. Mais pas seulement des Juifs…» — Jacques-Louis Lantoine [02:56]
- Les catholiques doivent pratiquer leur culte discrètement, dans des chapelles privées.
«Les catholiques… sont un peu moins tolérés que les juifs… il faut prendre le mot de tolérance vraiment au sens premier du terme… on supporte l'existence des catholiques, mais il faut qu'ils soient discrets.» — Jacques-Louis Lantoine [04:00]
2. L’Angleterre : pluralisme instable et débat sur le pouvoir religieux
- Le roi est aussi chef de l’Église anglicane ("No Bishop, No King"), ce qui véhicule une exigence d’unité religieuse pour la stabilité politique (07:54).
- Multiplicité de « sectes » protestantes qui revendiquent la tolérance, en plus de la minorité catholique (05:06, 13:25).
«… tout est parti de la rupture de l'Angleterre avec Rome en 1534. […] cette rupture… a suscité une floraison de sectes… ces sectes… réclament la tolérance.» — Xavier Mauduit [05:06]
- Succession mouvementée, exil de Jacques II, guerres civiles : le paysage confessionnel influe sur la vie politique (05:06-08:20).
II. Les figures de la tolérance : Locke et Spinoza
1. John Locke (1632-1704)
Parcours
- Fils d’un puritain parlementariste, plongé tôt dans les tensions religieuses (28:53).
- Exil aux Provinces-Unies (1685-1689), influencé par le climat de tolérance observé sur place (30:29).
Pensée sur la tolérance
- Deux œuvres majeures : Essai sur la tolérance (1667) et Lettre sur la tolérance (1689) [33:42].
- Pour Locke, la tolérance signifie supporter une altérité qui déplaît mais qu’on accepte (étymologie latine toléro, supporter) (35:14).
«… au départ le mot toléro… suppose qu’il faut supporter quelque chose dans la souffrance…» — Xavier Mauduit [35:14]
- Exclusion des athées : Locke refuse la tolérance envers les athées, jugés incapables de tenir parole et donc dangereux pour le contrat social (37:27).
«… les athées, eux, ne sont pas capables de former des serments. Ce ne sont pas des êtres loyaux.» — Xavier Mauduit [37:27]
Modèle de séparation
- Église : société libre et volontaire, sans pouvoir sur les affaires civiles.
- État : ne doit pas s’immiscer dans les affaires confessionnelles, et vice versa — prémisses de la laïcité anglo-saxonne (54:28).
2. Baruch Spinoza (1632-1677)
Parcours
- Issu de la communauté juive marrane d’Amsterdam, excommunié très jeune pour ses idées (22:15).
- Vie d’exilé de l’intérieur, marginalisé par sa communauté puis par la société hollandaise, accusé d’athéisme (24:15).
Pensée sur la tolérance
- Lutte avant tout pour la liberté de philosopher (25:53).
«… La liberté de philosopher chez Spinoza, c’est tout simplement… exercer son jugement, son libre jugement, de façon rationnelle…» — Jacques-Louis Lantoine [25:53]
- Rationnalité et diversité d’interprétation de Dieu sont admises, ce qui importe c’est la “justice” et la “charité” dans l’espace public, indépendamment des dogmes (26:35-27:33).
«… Ce qui compte dans l’espace public, ce n’est absolument pas la représentation qu’on se fait de Dieu, ce qui compte… c’est qu’on soit juste et charitable.» — Jacques-Louis Lantoine [26:35]
Modèle sociopolitique
- La République protège toute secte (41:42), la seule exigence est une vie honnête et le respect des lois.
«… il n’est absolument aucune secte, pour odieuse qu’elle soit, dont les membres, pourvu qu’ils ne causent de tort à personne, rendent à chacun le sien et vivent honnêtement, ne soient protégés et assistés par l’autorité des magistrats.» — Spinoza, lecture [41:42]
Sur les athées
- Spinoza est accusé d’athéisme car il nie la providence et le finalisme. Son dieu n’est pas transcendant mais la nature même. Ce qui compte : l’obéissance aux lois est la vraie piété (40:13-41:11).
«… la piété comme l'obéissance aux lois… Donc peut-être à la rigueur, c'est pas très clair, mais peut-être qu'il faudrait, pour Spinoza… que quelqu'un devrait quand même dire, reconnaître qu'il existe un dieu qu'il faut aimer, mais ce dieu qu'il faut aimer est un dieu purement conceptuel…» — Jacques-Louis Lantoine [41:01]
III. Controverses, circulations et postérités
1. Partage et diffusion des pensées
- Peu de chances que Locke et Spinoza se soient lus ou influencés, les circulations de textes passent parfois par l’adversité ou la traduction sous de faux titres (47:21-48:55).
- Le spinozisme comme “insulte” au XVIIIe siècle, mais diffusion progressive de ses idées de tolérance (48:22).
2. La tolérance, laïcité et leurs héritages
- Spinoza refuse la stricte séparation Église/État, promeut une « religion de la patrie » menée par l’État (52:35).
«… l'État… doit avoir le monopole des affaires sacrées… ce sont des fonctionnaires…» — Jacques-Louis Lantoine [52:35]
- Locke anticipe une séparation plus nette, où Église et État sont autonomes, et la religion relève du privé (54:28).
- Les deux pensent la coexistence du public et du privé, la liberté de conscience devant être garantie pour préserver la paix civile (56:30-57:05).
3. Voltaire, la France et la postérité
- Lecture d’un extrait du Traité sur la tolérance (1763), écho de la pensée de Locke et Spinoza sur la fraternité, le refus de la tyrannie des consciences (50:09-51:05).
IV. Citations & moments marquants
- Sur la tolérance :
«C'est à mon avis le principal critère de la véritable Église.» — John Locke, Lettre sur la tolérance [33:42]
- Sur la pluralité religieuse :
«Dans cette ville… des hommes de toute nation et de toute secte vivent dans la plus parfaite concorde… la religion ou la secte ne les touche en rien…» — Spinoza, Traité théologico-politique [41:42]
- Sur la laïcité :
«Ce qui compte pour lui, c'est la liberté individuelle de philosopher. Et donc, on a une religion de la patrie et des individus qui se regroupent entre eux et qui interprètent librement le texte comme ils le veulent…» — Jacques-Louis Lantoine [54:14]
V. Timestamps essentiels
- 00:37 : Introduction sur la longue histoire du principe de laïcité.
- 02:56-04:45 : Tolérance religieuse dans les Provinces-Unies.
- 05:06-08:20 : Division et pluralisme en Angleterre, roi chef de l’Église.
- 22:15-25:53 : Excommunication de Spinoza et liberté de philosopher.
- 30:29-37:27 : Parcours et pensée de Locke sur la tolérance, la question des athées.
- 41:42 : Extrait du Traité théologico-politique de Spinoza.
- 50:09-51:05 : Lecture Voltaire, la tolérance comme refus des guerres de religion.
- 52:35-56:06 : Discussion sur la laïcité et la séparation public/privé chez Locke et Spinoza.
VI. Conclusion
Cet épisode met en perspective le passage de la tolérance à la laïcité, en montrant le caractère lent, complexe, et profondément contextuel de leur élaboration. Les réflexions des XVIIe et XVIIIe siècles, qu’elles soient anglaises, hollandaises ou françaises, rappellent que l’histoire de la coexistence des différences religieuses et du vivre-ensemble laïc est le fruit de débats, de luttes, d’essais et d’erreurs — et, surtout, du courage de penser autrement.
«Il n’y a pas de frontière pour la pensée.» — Jacques-Louis Lantoine [56:30]
Pour aller plus loin
Prochain épisode : Gallicanisme, du roi ou du pape, c'est qui le patron ?
Disponible sur le site de France Culture et l’appli Radio France.
Résumé réalisé à partir de la retranscription intégrale, respectant la langue originale et le ton des intervenants.
