Les Clés – Sociétés de management : une injustice fiscale ?
Podcast: Les Clés (RTBF)
Épisode: Sociétés de management : une injustice fiscale ?
Date: 8 décembre 2025
Animateur: Arnaud Ruyssen
Invité: Édouard de Traversa, professeur de droit fiscal à l’UCLouvain
Vue d’ensemble du thème
Cet épisode des Clés, animé par Arnaud Ruyssen, aborde le sujet brûlant des sociétés de management (ou sociétés unipersonnelles) en Belgique. La discussion éclaire la croissance fulgurante de ces structures, l’attrait original pour l’optimisation fiscale et sociale, et la question de justice fiscale qui en découle. Avec l’expertise d’Édouard de Traversa, professeur de droit fiscal à l’UCLouvain, l’émission explore la légalité du procédé, ses premiers bénéficiaires, les dispositifs favorables dans la loi, et les réformes récemment esquissées par le gouvernement fédéral.
Points clés et déroulé de la discussion
1. Qu’est-ce qu’une société de management ?
[00:01 – 02:39]
- Les sociétés de management (ou sociétés unipersonnelles) sont des structures créées par des personnes qui souhaitent facturer leurs services via une société, même lorsqu'elles travaillent au quotidien toujours pour le même employeur ou dans la même activité qu’auparavant.
- Exemples fictifs cités :
- Gérald : ancien salarié d’une entreprise informatique, désormais prestataire via « Gérald Consult ».
- Catherine : médecin anesthésiste, auparavant indépendante, qui facture désormais via sa société.
- Exemples fictifs cités :
- Le modèle permet à un individu de devenir son propre « prestataire » au travers d’une société sans salarié autre que lui-même.
2. L’intérêt majeur : l’optimisation fiscale et sociale
[02:39 – 05:36]
- Édouard de Traversa explique que le principal avantage est la flexibilité dans le mode de rémunération :
- Rémunération en salaire (soumise à l’impôt progressif et aux cotisations sociales)
- Rémunération en dividendes (soumise à un taux fixe, la plupart du temps 15%, et exemptée de cotisations sociales)
- Accès à des avantages (véhicule de société, plan de pension, etc.)
« Tout l’avantage du système, c’est que dès lors que cette personne devient seule maître à bord… elle peut choisir de se verser des dividendes qui eux sont soumis à un taux fixe… et ne sont pas soumis aux cotisations sociales. »
— Édouard de Traversa [02:46]
- Protection patrimoniale supplémentaire : passage en société limite la responsabilité en cas de problème économique.
3. Expansion rapide du phénomène
[05:36 – 06:05]
- En six ans, le nombre de sociétés de management a presque triplé (de 20 000 à 55 000).
- Ce procédé reste parfaitement légal, mais son expansion s'explique par la tolérance du système vis-à-vis de pratiques qui dévient de l’esprit originel de la fiscalité belge.
4. L’origine de la distorsion fiscale : revenus du capital vs. revenus du travail
[06:05 – 12:23]
- Le système fiscal belge était originellement basé sur un impôt global progressif (tous revenus confondus).
- Progressivement, des types de revenus, surtout les revenus mobiliers (dividendes, intérêts), se sont vus imposer séparément à des taux fixes, d’abord pour lutter contre la fraude et l’évasion fiscale.
- Conséquence :
- Les hauts revenus peuvent s’organiser pour ne plus être imposés via le progressif (jusqu’à 50% + cotisations sociales), mais via la fiscalité du capital (en pratique autour de 35-40% de pression cumulée, voire moins avec certains avantages).
« On a laissé… la pratique de ne plus se rémunérer en salaire, mais de se rémunérer en dividende avec des taux préférentiels. »
— Édouard de Traversa [08:07]
Exemple chiffré
- Gérald (ex-salarié) :
- Avant : coût total employeur 150 000 €, net en poche après impôts = 63 000 € (soit ~40% du brut).
- Après passage en société : de la même somme de départ, il garde 97 000 € net (~65% du brut) soit un gain annuel de 34 000 €.
5. Une question de justice fiscale
[12:23 – 13:55]
- Injustice ressentie que des revenus très élevés soient taxés à un taux moyen similaire, voire inférieur, à des revenus moyens (par exemple un enseignant).
- Citation emblématique :
« Il y avait une citation de Warren Buffett : comment ça se fait que moi, je me retrouve à payer moins d’impôts en pourcentage que ma femme de ménage ? »
— Édouard de Traversa [12:30]
- Dilemme du système : doit-on alléger la fiscalité sur le travail, ou corriger les mécanismes d’optimisation propres aux plus hauts revenus ?
6. Les problèmes structurels et l'urgence de la réforme
[13:55 – 18:17]
- Manque de transparence : les dividendes reçus via une société n’apparaissent pas dans la déclaration fiscale et échappent souvent au radar de l’État, notamment pour l’accès à certains droits sociaux (ex : place en crèche, bourses scolaires).
« C’est un vrai problème de transparence… il est impossible de pouvoir savoir quel devrait être le bon système d’imposition pour ce type de personnes. »
— Édouard de Traversa [13:55]
- La cotisation sociale forfaitaire des sociétés ne compense pas l’absence de cotisation proportionnelle sur les dividendes distribués, bien que ces bénéficiaires profitent aussi de la sécurité sociale.
- Conséquence paradoxale : certains dirigeants de société disposant de revenus effectivement très élevés peuvent, sur le papier, avoir un faible salaire déclaré, ouvrant droit à des aides qui devraient revenir aux ménages modestes.
7. Inégalités et limites du système
[18:17 – 20:03]
- Le système actuel laisse à l’individu le loisir de « choisir » son niveau d’imposition et de contribution sociale, ce qui génère une concurrence déloyale entre professions et sape le principe contributif universel.
- Tout le monde ne peut pas avoir accès à ce type de montage, approfondissant les inégalités structurelles.
8. Les récentes réformes du gouvernement fédéral
[20:03 – 22:07]
- Le gouvernement entend légèrement rendement le système moins avantageux :
- Augmentation du taux pour les dividendes : passage de 15% aujourd'hui à 18% à l’avenir.
- Aucun plafonnement : les montants peuvent rester très élevés tout en bénéficiant du taux réduit.
« On parle maintenant à terme de passer de 15% […] à 18%. Mais ce tax shift-là, aujourd’hui, on en est loin. »
— Édouard de Traversa [20:37 ; 23:19]
- Ces mesures restent des ajustements à la marge et ne résolvent pas les questions fondamentales de progressivité, transparence et contribution sociale.
9. Les enjeux de financement de la sécurité sociale et l’appel à une refonte globale
[22:07 – 24:47]
- Diminution de la part des cotisations sociales (malgré une population et des revenus en hausse) alors que la pression financière due au vieillissement s’accroît.
- Nécessité d’un vaste « tax shift » : alléger la pression sur les bas et moyens revenus, renforcer la contribution des hauts revenus par une meilleure intégration de la fiscalité du capital et du travail, et garantie d’un financement pérenne de l’État social.
« Il semble… assez logique d’exiger le même type de transparence sur le plan fiscal. »
— Édouard de Traversa [23:30]
Citations et moments mémorables
-
[02:46] Édouard de Traversa:
« Dès lors que cette personne devient seule maître à bord de cette société, elle peut déterminer elle-même la politique de rémunération… et donc peut choisir de se verser des dividendes qui eux sont soumis à un taux fixe… et ne sont pas soumis aux cotisations sociales. » -
[08:07] Édouard de Traversa:
« On a laissé… la pratique de ne plus se rémunérer en salaire, mais de se rémunérer en dividende avec des taux préférentiels. » -
[12:30] Édouard de Traversa:
« Comment ça se fait que moi, je me retrouve à payer moins d’impôts en pourcentage que ma femme de ménage ? » -
[13:55] Édouard de Traversa:
« Il y a un vrai problème de transparence […] il est impossible de savoir de combien de revenus on parle. » -
[20:37] Édouard de Traversa:
« Il n’y a des ajustements à la marge, c’est-à-dire une légère augmentation… mais on reste avec des montants, une absence de limites à ces régimes et une absence de transparence et de cotisation de sécurité sociale. » -
[23:19] Édouard de Traversa:
« Ce tax shift-là, aujourd’hui, on en est loin. » -
[23:30] Édouard de Traversa:
« Il semble, à mon avis, assez logique d’exiger le même type de transparence sur le plan fiscal… »
Timestamps des segments essentiels
- [00:01] Introduction : présentation du thème et des invités
- [02:46] Explication détaillée : mécanismes fiscaux et sociaux derrière les sociétés de management
- [05:36] Chiffres clés : explosion du phénomène en Belgique
- [08:07] Analyse : distorsion du système fiscal et social – différentiel des taux
- [12:23] Problème fondamental de justice fiscale
- [13:55] Les failles de transparence et de contribution à la sécurité sociale
- [16:20] Conséquences pratiques (accès indu à certains droits sociaux)
- [18:31] Inégalités structurelles : accès variable aux mécanismes d’optimisation
- [20:03] Les mesures récentes du gouvernement fédéral
- [22:22] Conclusion : nécessité d’une refonte globale et équitable du système
Conclusion structurante
L’émission éclaire avec pédagogie et précision le mécanisme des sociétés de management, leur attrait, mais surtout le profond malaise d’un système qui laisse prospérer une forme de « piratage » légal de la logique fiscale et sociale belge. Que ce soit par le manque de transparence, la non-contribution équivalente à la sécurité sociale, ou la dégressivité de l’impôt sur les hauts revenus, tous les ingrédients sont réunis pour une remise à plat. Les réformes en cours n’abordent que la surface du problème. Les spécialistes, à l’instar d’Édouard de Traversa, appellent à un vrai « tax shift » pour garantir l’égalité devant l’impôt et la pérennité du financement de l’État social.
Pour toute question ou réaction, écrivez à lescles@rtbf.be.
