Les Couilles sur la table
Épisode : Édouard Louis – L’arrivée en bourgeoisie (2 octobre 2025)
Animatrice : Naomi Titi
Invité : Édouard Louis
Aperçu de l’épisode
Ce troisième épisode du grand entretien avec Édouard Louis explore sa trajectoire de transfuge de classe, l’acceptation de son homosexualité et son entrée dans le monde de la bourgeoisie culturelle. À travers son expérience, Édouard Louis décrypte les codes sociaux, les dynamiques de pouvoir, la transmission de la culture gay et l’importance des amitiés homosexuelles dans sa construction identitaire et sociale. Le dialogue aborde aussi la complexité des rapports de domination, la mélancolie des transfuges et la notion de “trahison de classe”.
Principaux thèmes et temps forts
1. L’acceptation de soi et la fuite sociale
[00:02-05:52]
- Édouard Louis décrit l’importance vitale de la rencontre avec le monde gay et culturel comme contre-monde à la virilité imposée et à la honte de l’enfance :
“Tout à coup, cette vie, c’était la vie que je voulais avoir et aucune autre vie me semblait désirable.” (Édouard Louis, 00:02)
- Il rapproche le coming-in (l’acceptation de son homosexualité) de son “déplacement social”, voyant dans le désir homosexuel une fuite et même une “trahison” de sa classe originelle.
“Embrasser un garçon, c’était trahir ma classe. C’était y tourner le dos. C’était entrer dans un autre monde.” (Édouard Louis, 04:44)
- Le désir sexuel et le désir social s’entremêlent chez lui.
“Si je voyais un homme qui avait les vêtements de la bourgeoisie [...] je ressentais une charge de désir qui était plus forte.” (Édouard Louis, 05:58)
2. La découverte des codes bourgeois et de l’“habitus”
[08:14-11:43]
- La prise de conscience de l’habitus bourgeois au contact des classes supérieures à Paris.
- Il insiste sur l’absence de fin des hiérarchies sociales et la difficulté d’analyser le monde des dominants.
“Les hiérarchies de classe n’ont pas de fond.” (Édouard Louis, 08:40)
- Naomi Titi rappelle que ces mondes restent très fermés, citant les Pinçon-Charlot.
3. L’accès différent aux émotions et à l’intimité
[11:43-13:52]
- Les dominants ont accès à une exploration raffinée de soi par la psychanalyse, l’art, le voyage.
- La culture bourgeoise permet un rapport au monde plus large – ce qui n’était “jamais possible dans le monde de [son] enfance”.
“L’inégalité de classe, c’était aussi l’inégalité d’accès à l’exploration de son intériorité.” (Édouard Louis, 11:43)
- Pourtant, certaines émotions leur sont étrangères :
“La bourgeoisie, c’est la classe des formes […] elle doit apprendre à vivre avec une forme d’absence de compassion.” (Édouard Louis, 13:52)
4. Ignorance, privilège et violence de classe
[13:52-18:01]
- La bourgeoisie “vit de l’ignorance”, en particulier de la réalité de ceux qui la servent. Elle est éduquée à l’amnésie sociale :
“La bourgeoisie est éduquée et dressée à l’ignorance de l’autre. Sinon, leur vie ne serait pas possible.” (Édouard Louis, 13:52)
5. La transmission et l’importance de la culture gay
[19:13-24:33]
- La rencontre décisive avec Didier Eribon comme modèle et mentor :
“Son histoire, c’est mon histoire, moi aussi c’est ce que je vis. […] Je voulais me transformer, je voulais ressembler à Didier.” (Édouard Louis, 19:13)
- Didier Eribon joue un rôle de “mother/father” de la culture queer :
“La rencontre avec Didier […], ça a été pour moi une manière d’apprendre mon histoire, la culture gay, la culture LGBT, tout un passé qu’on m’avait caché.” (Édouard Louis, 21:54)
- L’importance de la sociabilité, de la transmission et du sentiment de refuge et de force que procure la communauté, loin de la marginalité ressentie durant l’enfance.
6. L’éducation sentimentale, la solidarité et la mixité dans la communauté gay
[27:34-32:08]
- L’accueil, la transmission et le support matériel ou affectif d’hommes rencontrés à Paris.
- La communauté gay comme espace de mixité sociale et générationnelle :
“Il existe dans la communauté gay une culture de l’accueil, de la transformation, de l’entraide.” (Édouard Louis, 27:34)
- Sur la différence d’âge : dynamique de pouvoir partagée, contexte d’apprentissage et d’affranchissement du modèle familial.
“Le pouvoir […] il existe une géographie du pouvoir. […] Dans la sphère du désir c’est une forme de capital positif.” (Édouard Louis, 29:36)
7. Complexité des rapports de pouvoir dans le désir et la sexualité
[32:08-37:12]
- Contre une conception normative de la “bonne” sexualité ou d’un désir pur.
“Il serait encore plus dangereux de produire un fantasme d’un désir pur qui aurait précédé tout ça.” (Édouard Louis, 35:54)
8. Le rapport critique à la bourgeoisie culturellement dominante
[38:17-43:18]
- Soumission initiale aux injonctions bourgeoises, suivie d’un rejet critique du mépris de classe et de la fausseté culturelle.
“Ce monde n’est pas le mien. Ce qui ne veut pas dire que celui duquel je venais était le mien non plus, mais ce monde dans lequel j’arrivais…” (Édouard Louis, 38:17)
- “Apprendre la langue de l’ennemi” pour combattre la domination.
9. Mélancolie, fatigue et blessure du transfuge
[43:18-46:52]
- “Changer de classe sociale, c’est apporter tellement de mutilations à ce qu’on a été.”
- La fatigue comme expérience politique et mélancolie de l’“habitus clivé”.
“Pour écrire, il a fallu réapprendre un langage, une culture, un rapport au monde.” (Édouard Louis, 43:18)
10. La question de la “trahison de classe”
[46:52-50:02]
- Refus du terme “traître” ou “trahison”, qu’il juge essentiellement un discours bourgeois.
“Trahir, c’est comme si […] c’était une appartenance naturelle. Qui décide de l’authenticité des autres ?” (Édouard Louis, 46:52)
- Le rôle de témoin et de “lanceur d’alerte” incarné par beaucoup de transfuges d’origine populaire qui accèdent à des positions culturelles.
11. Vivre son homosexualité ailleurs que dans la bourgeoisie
[50:02-55:35]
- Évocation de l’alternative rurale/urbaine, du coût (symbolique, relationnel, de respectabilité) d’être homosexuel dans les classes populaires ou rurales, et de la “politesse de l’émigré/homosexuel”.
“Les gays dans le milieu rural connaissaient le même destin. […] Il fallait toujours qu’ils montrent qu’ils étaient plus gentils.” (Édouard Louis, 53:00)
- À la ville, “l’anonymat” libère du regard et de la contrainte de représentation collective.
12. Questions d’identité, pouvoir du langage et retour sur l’insulte
[55:35-57:27]
- L’homophobie comme assignation identitaire, et l’impératif bourgeois de garder la main sur le discours sur l’homosexualité :
“La société veut être celle qui vous le dit. Vous n’avez pas le droit, vous, de le dire.” (Édouard Louis, 55:55)
13. Recommandation littéraire finale
[57:27-58:35]
- Édouard Louis recommande La ligne de beauté d’Alan Hollinghurst :
“Une sorte de fresque du transfuge de classe […], vraiment un des livres les plus sublimes sur cette question et sur le coût de l’arrachement.” (Édouard Louis, 57:36)
Citations marquantes (avec timestamps)
-
“Tout à coup, cette vie, c’était la vie que je voulais avoir et aucune autre vie me semblait désirable.”
(Édouard Louis, 00:02) -
"Embrasser un garçon, c’était trahir ma classe. C’était y tourner le dos. C’était entrer dans un autre monde."
(Édouard Louis, 04:44) -
“La bourgeoisie, c’est la classe des formes, c’est la classe qui met les formes…”
(Édouard Louis, 13:52) -
“La bourgeoisie est éduquée et dressée à l’ignorance de l’autre. Sinon, leur vie ne serait pas possible…”
(Édouard Louis, 13:52) -
“Il existe dans la communauté gay une culture de l’accueil, de la transformation, de l’entraide.”
(Édouard Louis, 27:34) -
« Ce monde n’est pas le mien. »
(Édouard Louis, 38:17) -
"Pour moi, les transfuges sont des espèces de personnes qui connaissent quelque chose de la violence du monde… C’est des espèces de lanceurs d’alerte, au fond."
(Édouard Louis, 49:00) -
“Changer de classe sociale, c’est apporter tellement de mutilations à ce qu’on a été…”
(Édouard Louis, 43:18)
Recommandations & références citées
- Livres et essais :
- Changer : méthode (Édouard Louis)
- Retour à Reims (Didier Eribon)
- Qui a tué mon père ? (Édouard Louis)
- La ligne de beauté (Alan Hollinghurst)
- Un désir démesuré d’amitié (Hélène Gianechini)
- Servir les riches (Alizé Delpierre)
- La folie en tête (Violette Leduc)
- Textes de Bourdieu, Judith Butler, Marguerite Duras, Jacques Derrida, Jean Genet, Simone de Beauvoir, Monique Wittig, Violette Leduc
- PD (ouvrage collectif, Point, 2023), texte “Mikaël” d’Adrien Nazéli
- Concepts sociologiques :
- “Transfuge de classe”
- “Habitus clivé” (Bourdieu)
- Culture gay/LGBT “mothers et fathers”/sociabilité ball culture
Ton et style de l’épisode
La conversation est dense, réflexive et intime. Le ton oscille entre l’analyse sociologique, la confidence biographique et la critique sociale incisive. Édouard Louis, avec franchise et précision, explore les ambivalences de la réussite sociale quand elle implique un arrachement au passé autant qu’une entrée dans le monde des dominants. Naomi Titi accompagne et relance avec empathie, références et recul critique, veillant à replacer chaque témoignage dans les débats contemporains sur la masculinité, la classe et l’homosexualité.
À retenir
- L’itinéraire d’Édouard Louis est celui d’un transfuge qui interroge, de l’intérieur, la violence, le coût et les paradoxes de l’ascension sociale.
- Son histoire éclaire la part déterminante de la transmission, du soutien amical et des codes culturels dans la possibilité d’une "autre vie" que celle assignée par le milieu d’origine.
- Il propose un regard nuancé sur les rapports de pouvoir, les dynamiques du désir, la politisation des émotions et la complexité de sortir de sa classe sans jamais pouvoir l’oublier ou l’effacer.
Pour approfondir, rendez-vous au prochain épisode, entièrement consacré à la littérature vue par Édouard Louis. Pour toutes références et ressources, consultez la page de l’épisode sur le site de Binge Audio.
