Les Couilles sur la Table – Épisode avec Édouard Louis : « Raconter la violence »
Podcast de Binge Audio – 16 octobre 2025
Invité : Édouard Louis
Host : Naomi Titi
Thème de l’épisode
Cet épisode du podcast « Les Couilles sur la table » propose un grand entretien avec l’écrivain Édouard Louis, centré sur les normes bourgeoises, masculines et politiques de la littérature française contemporaine, et ce qu’implique le fait de "raconter la violence". À travers une analyse de son nouvel essai Que faire de la littérature ?, Édouard Louis interroge les mécanismes de légitimation et d’exclusion qui structurent la littérature, tout en affirmant le besoin d’une écriture de la « confrontation » capable de bouleverser les lecteurs·trices et de faire advenir de nouveaux récits, notamment ceux issus des mondes dominés.
Principaux Points Abordés
1. Un Bilan de l’œuvre d’Édouard Louis et l’idée de "Raconter la violence"
- Édouard Louis revient sur dix années d’écriture consacrées à raconter son enfance, sa famille, et les conditions sociales violentes qui ont forgé son expérience d’homme gay issu des classes populaires.
- Il explique le moteur autobiographique de son œuvre : « Dans un certain nombre de cas, la violence pousse à parler de la violence, à témoigner de la violence. Moi, c'est quelque chose que j'ai ressenti comme gay quand je vivais des agressions ou des insultes… Je me disais, un jour, je raconterai. » (Édouard Louis, 00:06)
- Les romans d’Édouard Louis ne sont pas juste des récits individuels vers la liberté mais mettent en lumière les structures de pouvoir (patriarcal, capitaliste, raciste) qui enserrent les existences.
2. L’entrée dans le monde de la littérature et ses règles implicites
- Naomi Titi revient sur l’anecdote de la première apparition télévisée littéraire d’Édouard Louis : « À la fin de l’interview, il vous dit une phrase qui m’a marquée, ‘Bienvenue en littérature’. »
- Pour Édouard Louis, entrer en littérature, c’est se voir imposer un ensemble de normes implicites, comparées à celles du genre : « Les normes de la littérature très souvent fonctionnent comme les normes du genre. […] Ces règles sont non formulées et à la fois elles sont partout. » (03:34)
3. Les Quatre Grandes Normes Bourgeoises et Masculines du Champ Littéraire
Une thématique centrale de l’épisode est la déconstruction, par Édouard Louis, des normes qui structurent le champ littéraire et favorisent la reproduction des dominations de classe et de genre :
a. Le rejet de l’émotion (05:49)
- Dans la littérature « dominante », l’émotion est souvent dépréciée : « Il existe dans le champ littéraire toute une technologie linguistique de dépréciation de l’émotion… » (Édouard Louis, 06:10)
- « Toute la culture des classes dominantes se constitue par une forme de rejet du corps et de l’émotionnalité… » (07:38)
- Liaison de cette norme à un sexisme historique : « L’émotion, l’émotionnalité est renvoyée à la féminité, à la faiblesse féminine, les larmes. » (08:22)
- Sur la qualité littéraire : « Un livre est bon parce qu’il est sans pathos. Alors on se dit, mais pourquoi ? Il pourrait être aussi bon parce qu’il est plein de pathos… » (08:02)
Notable quote :
« Ce livre ou ce film est bien parce qu’il n’est pas tire-larmes, il n’est pas misérabiliste… Et en fait, il existe dans le champ littéraire toute une technologie linguistique […] qui m’empêchait d’écrire réellement ce que je voulais écrire… »
— Édouard Louis (06:26)
b. Le rejet de la politique (14:14)
- La littérature valorise la distance par rapport au réel, à la politique, réservant celle-ci à des genres « mineurs » ou « militants ».
- Pour Édouard Louis, cette norme invisibilise les vies dans lesquelles politique et quotidien sont imbriqués : « …pour nous, dans les classes populaires, la politique, elle était la question de notre quotidien, elle était la question de notre corps… » (14:56)
- Le prix de l’engagement politique : refus d’invitations officielles, exclusion institutionnelle, notamment par des instituts français à l’étranger. (17:45)
Notable anecdote :
L’ambassade de France refuse de financer son invitation à un festival en Malaisie en raison de ses positions :
« …pas Édouard Louis. On ne paye pas pour Édouard Louis […] il est hors de question qu’on le fasse inviter… »
— Édouard Louis (17:45)
c. La norme de l’implicite (19:46)
- Une valorisation excessive de « tout ce qui est suggéré, rien n’est dit », qui devient une marque de prestige bourgeois. (19:57)
- Pour Édouard Louis, cette norme évite au lecteur dominant la confrontation avec les réalités sociales : « Elle était liée à un mécanisme de classe, des classes dominantes qui ne veulent pas être trop confrontées au monde… » (20:33)
Illustration Godard — un moment fondateur (23:42) :
Diffusion du célèbre discours de remerciement de Godard (« Merci aux invisibles ») :
« Au moment où Jean-Luc Godard va remercier, comme il le dit lui-même, les invisibles […] la salle éclate de rire. »
— Édouard Louis (23:42)
Édouard Louis analyse ce refus de confrontation par le rire :
« J'ai toujours vu ce rire de la salle face à Jean-Luc Godard comme une forme de technologie politique […] pour ne pas se confronter à ce que disait Jean-Luc Godard… » (25:08)
d. La délégitimation de l'autobiographie (27:31)
- Autobiographie considérée comme narcissique, « trop intime », suspecte de ne pas être de la vraie littérature.
- Selon Louis, elle dérange parce que « la plupart du temps, c’est un art dédominé, écrit par des femmes, des noirs, des homosexuels, des rescapés… » (27:54)
- L’autobiographie authentique implique un risque, le fait de dire ce qui n’aurait pas dû l’être :
« L’autobiographie commence au moment où on raconte quelque chose qu’on ne devrait pas raconter. » (30:13)
4. Paradoxes et Critiques Politiques
a. Écrire sur les dominés en ayant changé de classe
- Discussion sur le paradoxe des transfuges de classe qui parlent de leur passé après avoir quitté ce milieu.
- Édouard Louis réfute l’idée de trahison ou de confiscation de la parole :
« Avant de quitter mon milieu, j’ai été chassé de ce milieu. Avant de quitter ma famille, j’ai été chassé. » (37:46)
- Il avance que prendre la parole à propos de la violence sociale implique parfois de contredire l’opinion de ceux qu’on décrit :
« Écrire pour une catégorie de population, se battre pour une catégorie de population, ce n’est pas forcément écrire ou dire ce que cette catégorie voudrait qu’on dise… » (40:00)
b. La difficulté des contre-récits
- Interrogation sur la possibilité donnée aux personnes évoquées dans ses livres de répondre ou de créer leur propre récit.
5. Que faire de la littérature ? Vers une « esthétique de la confrontation »
- Plaidoyer d’Édouard Louis pour transformer la littérature en « outil de révolution », en s'appuyant sur les traces de son enfance ouvrière, et en s’inspirant du réel, de la politique, du cinéma ou du rap.
- Importance de raconter des morceaux du réel, à la manière des cultures populaires qui aiment les récits « inspirés de faits réels ».
« Le réel, pour nous, c’était notre catégorie d’appartenance… On avait envie de voir ça représenté. » (44:20)
- Édouard Louis revendique une nouvelle esthétique, où la politique devient une forme artistique à part entière :
« Ce qui m’a souvent marqué, c’est que j’ai toujours trouvé la politique belle. [...] J’ai essayé de m’interroger sur la façon dont je pourrais m’inspirer de la politique, non pas seulement comme manière de raconter des faits, mais comme forme esthétique elle-même. » (46:50)
- Exemples donnés : l’usage de la répétition dans ses propres livres, comme les slogans de manifestation, créant une rythmique politique au cœur de la prose.
Œuvre recommandée par Édouard Louis
- « La Chinoise », film de Jean-Luc Godard :
« …un film dans lequel Jean-Luc Godard filme des débats politiques de la gauche de son époque […] il filme d’une manière politique […] je trouve vraiment une expérimentation sublime sur ça. » (49:00)
Citations et Moments Mémorables
- Sur les normes de la littérature :
« Les normes de la littérature très souvent fonctionnent comme les normes du genre. »
— Édouard Louis (03:34)
- Sur le rejet de l’émotion :
« Toute la culture des classes dominantes se constitue par une forme de rejet du corps et de l’émotionnalité. »
— Édouard Louis (07:38)
- Sur le prix de la politique :
« Je suis confronté au prix de mon engagement politique en permanence… on ne veut pas d’Édouard Louis, on ne veut pas payer son voyage… »
— Édouard Louis (17:45)
- Sur l’implicite :
« Moi, ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est de suspendre la liberté du lecteur ou de la lectrice et d’essayer de les confronter à des choses qu’ils n’ont pas forcément envie de voir. »
— Édouard Louis (21:42)
- Sur l’autobiographie :
« L’autobiographie, elle commence là où il y a quelque chose qui n’aurait pas dû être dit, je pense. »
— Édouard Louis (30:13)
- Sur les relations à la classe d’origine :
« Avant de quitter mon milieu, j’ai été chassé de ce milieu. [...] La trahison, ce n’est pas quelque chose d’esthétique. »
— Édouard Louis (37:46)
- Sur l’émancipation littéraire :
« Prendre comme point de départ mon expérience et mon corps illégitime, socialement, sexuellement, pour emmener la littérature vers d’autres chemins. »
— Édouard Louis (44:20)
Timestamps des segments clés
- 00:06 : "Raconter la violence", l'impulsion autobiographique
- 03:34 : Entrée en littérature : les normes cachées, fonctionnement comme celles du genre
- 06:10 : Le rejet de l’émotion
- 10:14 : Discussion sur la critique du pathos et l’exemple d’Almodóvar
- 14:14 : Le rejet de la politique, la part du quotidien dans l’écriture
- 17:45 : Anecdote sur les exclusions institutionnelles à cause de ses positions politiques
- 19:57 : La norme de l’implicite illustrée par le discours de Godard
- 27:31 : La délégitimation de l’autobiographie et son lien à la domination sociale
- 37:46 : Paradoxe du transfuge de classe et la question de la « trahison »
- 44:20 : Vers une esthétique de la confrontation ; faire advenir une autre littérature
- 46:50 : S’inspirer des mouvements politiques pour transformer la forme littéraire
- 49:00 : Recommandation de "La Chinoise" de Jean-Luc Godard
Conclusion
Cet épisode offre une analyse passionnée, précise et accessible (comme l’est la prose d’Édouard Louis) des mécanismes de domination qui structurent la littérature dite « sérieuse » en France. Il en ressort un appel puissant à écrire autrement, à injecter du réel, des émotions et de la politique dans les livres, même si cela signifie parfois « déconcerter » ou « forcer » le lectorat à voir ce qu’il ne veut pas voir.
Riches d’exemples, de références et de réflexions sur la création, l’entretien éclaire aussi les paradoxes de la prise de parole à partir d’un vécu minoritaire ou dominé, et l’importance de maintenir une tension critique, y compris à l’égard de ses propres origines et de ses proches.
Pour approfondir
- Œuvre clé citée : Que faire de la littérature ? (Édouard Louis, Flammarion)
- Recommandation d’Édouard Louis : La Chinoise (film, Jean-Luc Godard)
- Autrices importantes mentionnées : Dorothy Allison (L’histoire de Beaune), Annie Ernaux, Marie Keridi, Laélia Véron, etc.
