Les Couilles sur la Table – Épisode 129
Titre : Les escrocs de l'amour (2/2)
Date : 11 décembre 2025
Hôtes : Thalmadesta et Naomi Titi
Invité·es : Valentina Péry (anthropologue, autrice de Le Brouteur Galant), Alexandre Kaufmann (journaliste, auteur de La Captive)
Vue d’ensemble
Cet épisode poursuit l’enquête sur les « arnaques sentimentales » ou « romance scams », en se concentrant sur l’univers des « brouteurs » (arnaqueurs opérant principalement depuis l’Afrique de l’Ouest) et le basculement des victimes dans une forme d’emprise psychologique, parfois jusqu’à l’illégalité. S’appuyant sur le témoignage de Muriel Sorbier et les recherches de Valentina Péry et Alexandre Kaufmann, l’épisode explore la sociologie, les motivations, l’organisation et les conséquences de ces arnaques, aussi bien pour les victimes que pour les arnaqueurs eux-mêmes.
1. Définition et culture des « brouteurs »
[02:44] – [09:31]
Qui sont les brouteurs ?
- Appellation venue du Nouchi, langue vernaculaire de Côte d’Ivoire : « brouter » signifie grignoter progressivement l’argent de la victime par petites sommes.
- Pratique largement masculine, avec quelques femmes impliquées, initialement en soutien logistique ou vocal (05:08).
- Démarrage souvent jeune, parfois dès 15 ans, dans les cybercafés (03:56-04:57).
- Activité perçue comme un métier – le « broutage » – essentiel dans les quartiers défavorisés face au chômage massif.
Dimension culturelle et sociale
- Liée à la culture musicale du coupé-décalé (07:16-09:12).
- « Dans le coupé-décalé, le fait de jeter des billets d’argent, qu'on appelle travaillement, avait ce côté festif, hédoniste » (Valentina Péry, 07:19).
- Double visage : valorisation dans la culture populaire/jeunesse, mais stigmate familial grandissant avec la criminalisation accrue et certains rituels suspects (09:31).
2. Histoire et organisation des arnaques
[10:41] – [20:55]
Des origines nigérianes à l’essor ivoirien
- Le Nigeria, pionnier des scams depuis les années 1970 (10:50).
- Exportation de la pratique en Côte d’Ivoire lors de la guerre civile, due à un relâchement du contrôle étatique (11:30).
- Transfert de savoir-faire via des « scripts » ou « formats » initiés au Nigeria, permettant l’apprentissage rapide de la fraude à distance (12:25).
Structure et liens sociaux entre brouteurs
- Apprentissage et sociabilité ancrés dans les cybercafés, maintenant déplacés vers des pratiques isolées sur smartphone (16:56).
- Existence de « vieux-pères » et de cartels, mais l’individualisation croissante fragilise la solidarité : « Ils peuvent se voler leurs mougous, leurs pigeons. Ils peuvent se jeter des sorts réciproquement… » (Alexandre Kaufmann, 16:56).
- Organisation en réseaux transnationaux, avec complices en France et en Côte d’Ivoire pour manipuler l’argent, produire des faux documents et rendre l’arnaque crédible (18:16-19:43).
3. Côté victime, mécanismes de l’emprise
[12:54] – [37:25]
Cas de Muriel : emprise, déni et glissement dans l’illégalité
- Muriel tombe amoureuse d’un faux « Charles Leroux » et persiste à croire à la relation malgré l’accumulation de preuves du contraire (14:41-16:44).
- Passage à l’illégalité : « Elle était tellement prête à tout pour satisfaire son Charles, que quand il n’a plus d’argent, il l’a utilisée comme mule financière » (Alexandre Kaufmann, 21:20).
- Isolement croissant : conflits avec la famille, alertes de la police et des banques ignorées, rupture sociale profonde (23:49-24:34).
- Mécanisme du déni : « Aucun élément réel ne parvient à enrayer la course poursuite vers son fantasme » (Thalmadesta, 25:15).
Techniques de manipulation—psychologie plus que technologie
- Capacité de persuasion basée sur la manipulation émotionnelle, le repérage des failles affectives : « C’est vraiment le pouvoir de l’imagination de la victime qui remplit les vides… » (Valentina Péry, 25:42).
- L’IA facilite aujourd’hui la production de faux argumentaires mais ce sont surtout les scénarios répétitifs et l’isolement des victimes qui jouent (28:03).
Résistance au réel, scénario du complot
- Lorsqu’on confronte Muriel à la réalité (rencontre avec le vrai Charles Leroux, preuves d’usurpation), elle développe des rationalisations complexes : « Elle est dans un monde de fantasmes non euclidien… » (Alexandre Kaufmann, 30:44).
- Forme de jubilation à se penser la seule lucide, « comme dans le complotisme » (Alexandre Kaufmann, 32:27).
Fantasme, consentement paradoxal et loyauté
- Victime souvent consciente des invraisemblances, mais choisit le fantasme par « loyauté compulsive dysfonctionnelle » (Thalmadesta, 35:55).
- « Elle a projeté une image d’elle sur un Charles qu’elle s’est aussi construit » (Alexandre Kaufmann, 36:31).
4. Côté arnaqueur : motivations et paradoxes moraux
[37:25] – [46:39]
Justification par la « dette coloniale » – un mythe ambivalent
- Certains invoquent une « revanche » postcoloniale (37:25), mais beaucoup voient le broutage comme un business : « Il y a cette dimension nous et eux… une vision plus capitaliste que politique » (Valentina Péry, 38:18).
- Alexandre Kaufmann : « Moi ma conscience ne me gronde pas, moi je travaille dur… » (40:45).
Travail, solitude et isolement du brouteur
- L’activité est chronophage, intrusive et entraîne souvent l’isolement du brouteur lui-même vis-à-vis de son entourage social : « Depuis que je pratique le Bara, mon environnement social s’est appauvri et je me retrouve seul » (Alexandre Kaufmann, 46:08).
Peu de remords, mais pas de fierté non plus
- « Ils ne sont pas fiers de ce qu’ils font. C’est juste un moyen très rapide pour avoir de l’argent. L’impératif économique prime absolument… » (Valentina Péry, 44:37).
- Coupure morale entre valeur personnelle et profession.
5. Effets et héritages narcissiques du scam (Victimes & arnaqueurs)
[46:39] – [49:21]
- État de manque du côté victime : « Il me manque un peu » (Rose, victime d’un faux David Hallyday, 46:57), même après la révélation.
- Pour certaines victimes, la désillusion vient moins de la fraude que de la dissonance dans le scénario proposé par le brouteur (48:06).
- Difficulté d’accompagnement post-traumatique : la honte (49:18), la tentation du renoncement à la lutte contre le déni pour protéger la victime de l’effondrement total d’elle-même.
6. Stratégies, prévention, recommandations
[49:29] – [52:47]
Comment aider une victime et sortir du déni ?
- Rôle essentiel des proches et d’un tiers extérieur avec distance affective (médecin, autorité) car le discours rationnel ne suffit pas (49:29).
- Travail d’accompagnement affectif pour questionner les zones de faille psychologique à l’origine de l’emprise.
- Peu de solutions miracle : « À part le travail affectif, je ne vois pas trop… malheureusement, la solution, c’est la mise sous tutelle » (Valentina Péry, 50:50).
Œuvres culturelles à découvrir
- Sakawa de Ben Asamoah (film documentaire sur les brouteurs au Ghana).
- Vivre riche de Joël Akafu (documentaire ivoirien sur les brouteurs, noms artistiques créatifs révélateurs des rêves et motivations, 51:04).
- Seules les bêtes de Dominique Molle (fiction qui met en scène le déni et l’attachement au fantasme, même confronté à la réalité, 52:47).
7. Citations marquantes
- Valentina Péry [07:19] : « Le coupé-décalé, c’est la frime, la fête, jeter de l’argent… Les brouteurs se présentent comme les héritiers de cette culture. »
- Alexandre Kaufmann [14:41] : « Il pourrait aujourd’hui, je pense, lui dresser une statue dans les quartiers d’Abidjan parce qu’il y a des centaines de comptes à son image… »
- Thalmadesta [25:15] : « Aucun élément réel ne parvient à enrayer la course poursuite vers son fantasme. »
- Alexandre Kaufmann [32:27] : « Comme dans le complotisme, il y a cette jubilation d’être le seul à savoir, le seul à avoir raison… »
- Valentina Péry [44:37] : « Ils ne sont pas fiers de ce qu’ils font. C’est juste un moyen rapide d’avoir de l’argent. L’impératif économique prime. »
- Alexandre Kaufmann [46:08] : « Depuis que je pratique le Bara, mon environnement social s’est appauvri et je me retrouve seul… c’est incroyable de voir comment, d’un continent à l’autre, deux personnes se retrouvent seules, chacun de leur côté. »
- Victime de scam (Rose) [46:57] : « Il me manque un peu. »
- Conclusion sur le déni (fiction et réalité) : « J'ai trouvé que c'était vraiment très juste… il préfère continuer à vivre son fantasme. » (Valentina Péry sur “Seules les bêtes”, 53:43)
8. Timestamps clés
- [02:44] Qu’est-ce qu’un brouteur ? Naissance du terme et sociologie du phénomène.
- [09:31] Évolution de la perception sociale du broutage, de l’admiration à la stigmatisation.
- [16:56] Individualisation croissante du broutage, fin des cartels de cybercafés.
- [21:20] Entrée de la victime dans l’illégalité, usage de comptes bancaires et de fausses identités.
- [23:49] Isolement de la victime et désaveu total des alertes extérieures.
- [28:03] Les victimes mûres, cibles privilégiées : quel rôle pour l’IA ?
- [30:44] Rationalisation et complotisme du côté des victimes.
- [35:55] La notion de loyauté et consentement paradoxal dans le mythe romantique.
- [37:25] Dette coloniale : mythe justificatif ou motif secondaire ?
- [40:45] Point de vue des brouteurs sur le travail, la morale et leur propre isolement.
- [46:57] Effet de manque, même informé, chez les victimes.
- [51:04] Recommandations culturelles.
9. Pour aller plus loin
- Livres :
- Le Brouteur Galant, Valentina Péry (2024, UV Editions)
- La Captive, Alexandre Kaufmann (2025, La Goutte d'Or)
- L’arnaque à la nigériane, Naema Hanafi
- Films :
- Sakawa (Ben Asamoah)
- Vivre riche (Joël Akafu)
- Seules les bêtes (Dominique Molle)
- Podcasts & articles évoqués :
- “Chasseurs de Brouteurs” (Programme B, par Thomas Rozek)
- Récit d’enquête « Bonjour beauté » de Judith Duportail (Substack)
10. Conclusions
- Le scam sentimental s’enracine dans la faim d’amour et les vulnérabilités, autant chez la victime que l’arnaqueur. Les mécanismes d’emprise jouent bien plus sur la psychologie, le fantasme, la solitude, et la quête de sens que sur des prouesses techniques.
- L’épisode révèle les ressorts collectifs, culturels, voire postcoloniaux derrière la figure du brouteur, mais insiste aussi sur l’individualisation et l’isolement croissants de tous les protagonistes, des deux côtés de l’écran.
- Sortir de l’emprise est d’abord une affaire de travail affectif et de liens de confiance, le déni restant la clé de voûte de ces histoires, que la rationalité seule ne suffit pas à fissurer.
