Résumé détaillé – Les Couilles sur la Table
Épisode 127 : « L’humour : une affaire d’hommes ? »
Date : 14 novembre 2025 | Host : Naomi Titi (Binge Audio)
Invitées : Nelly Kemener (universitaire, autrice) & Sophie-Marie Laroui (humoriste, autrice, productrice)
Thème Principal
Cet épisode, enregistré en public au festival des 10 ans de Binge Audio, creuse la dimension genrée et sexiste de l’humour en France. Les invitées questionnent l’héritage des comédies populaires, le boys club du stand-up, l’économie précaire du secteur, et les manières dont l’humour perpétue (ou bouleverse) les normes masculines, racistes, et sexistes. Les discussions sont ponctuées d’exemples concrets, d’analyses historiques et de réflexions personnelles, en interrogeant la place et la transformation de la scène comique contemporaine.
Repères de la discussion
1. Pourquoi associe-t-on l’humour à la masculinité ?
[00:21]
- Le mythe selon lequel « on ne peut plus rien dire » serait le résultat d’une censure féministe, tuant le « fun » ancestral et le second degré, est dénoncé comme réducteur.
- Naomi Titi: « Derrière ça, il y a l’idée que le féminisme et toutes les luttes politiques pour l’égalité auraient tué le fun, tué le second degré, que l’art de l’humour à la française serait derrière nous. Bon, en réalité, c’est un peu plus complexe que ça… »
2. Héritage du théâtre de boulevard et masculinité fantasmée
[05:29 – 13:48] Nelly Kemener
- Le théâtre de boulevard (années 1960-80) met en scène des figures d’hommes blancs, bourgeois, « socle de l’autorité », déstabilisés par l’irruption d’éléments étrangers ou minoritaires.
- Les situations de crise y soulignent la fragilité d’une masculinité hégémonique, toujours restaurée in fine.
- Stéréotypes de genre et racisme : Personnages féminins dépeints comme « cruches » ou hypersexualisées, figures masculines autoritaires, personnages racisés inexistants, ou réduits à des rôles fantasmagoriques (ex. « Miam Miam le dîner d’affaires », « Chéri Noire »).
- Présence de fortes personnalités féminines (Jacqueline Maillan, Maria Pacôme), mais privilège réservé à la bourgeoisie blanche.
- Citation Nelly Kemener [06:25] :
« Le cœur du théâtre de boulevard c’est la mise en scène d’une bourgeoisie blanche… et le centre principal du récit c’est vraiment cette question de la masculinité en tant qu’incarnation ou socle… des figures d’autorité. »
3. Transmission culturelle de l’humour sexiste et transformation lente
[13:48 – 17:57] Sophie-Marie Laroui
- Reconnaît, avec le recul, l’imprégnation de ce modèle comique, difficile à déconstruire sans passer pour une « casse-couilles ».
- Importance de personnages féminins complexes et non réduits à des objets de désir ou de moquerie, à travers, par exemple, le test de Bechdel.
- Citation Sophie-Marie Laroui [14:24] :
« Pour se défaire de ça, il a vraiment fallu passer pour des grosses casse-couilles… qui voulaient des arcs narratifs… » - Les années 1980-2000 (« Splendid », « Le Dîner de cons », « Les Bronzés ») perpétuent la blague sexiste, l’humiliation ou la bêtise des femmes, bien ancrées dans l’imaginaire français.
4. Multiplicité des masculinités dans la comédie, mais marginalisation persistante des femmes
[17:57 – 21:45] Nelly Kemener & Sophie-Marie Laroui
- Paradis masculin, même si des masculinités « ratées »/en crise (Michel Blanc) émergent ; beaucoup moins de diversité pour les rôles féminins.
- L’entrée progressive de quelques femmes (Josiane Balasko) dans l’écriture ou la production modifie lentement la donne.
- La structure de troupe (Splendid, Café de la Gare) en impose des codes très masculins de solidarité et cooptation.
5. L’arrivée du stand-up : diversité accrue, mais précarité et reproduction du boys club
[21:45 – 39:03]
- Stand-up popularisé en France par le Jamel Comedy Club (dès 2006), inspiré des États-Unis (Eddie Murphy, etc), favorise la prise de parole minoritaire, le récit de soi, la diversité sur scène.
- Nelly Kemener [22:15] :
« Les humoristes présentent une authenticité scénique, ils parlent au nom d’eux-mêmes… ça permet de faire advenir toute une série de thématiques, dont les questions raciales, de genre, de sexualité… » - Sophie-Marie Laroui [25:40] :
« Ce qui m’a donné envie de faire du stand-up, c’était le fait d’être en sécurité sur scène… tout le monde me regarde, donc il ne peut rien m’arriver… » - Malgré cette ouverture, la précarité du secteur (systèmes de cachets, auto-entrepreneuriat, manque de sécurité, autoproduction) accentue le déséquilibre.
- La programmation reste dominée par le copinage masculin : « il y a plus de stand-upers que de stand-upeuses parce qu’on nous a appris… à ne pas faire de vagues. »
6. Économie, solidarité et stratégies de survie pour les minorités
[29:22 – 39:03]
- Les femmes et minorités doivent redoubler d’efforts : difficultés d’accès, auto-censure, imposter syndrome, manque de programmation.
- Nelly Kemener [32:17] :
« Il n’y a pas véritablement de révolution qui s’est passée dans le domaine de l’humour. L’arrivée du stand-up a transformé la manière dont on faisait de l’humour, mais sur l’économie… on est dans la continuité. » - Quelques figures de la « diversité » sont valorisées (tokenism) : une personne représentant tout un pan identitaire suffit, limitant la pluralité réelle.
- L’émergence de « cool clubs » et de groupes solidaires portés par des femmes productrices (par ex. Verino produisant Tania Dutel) offre un début de changement : reconnaissance mutuelle, travail sécurisant, spectacles plus originaux.
7. Sexisme systémique : violence, « humour de vestiaire » et conséquences économiques
[39:03 – 43:10]
- Signalement d’affaires de violences sexistes et sexuelles dans le stand-up (enquête Mediapart sur Seb Melia), révélant la solidarité masculine, la peur de parler, l’autocensure économique (« blacklistage »).
- L’humour comme masque du sexisme : blagues sexistes banalisées, sexisme dans le « vestiaire » (les coulisses), dynamique du boys club.
- Sophie-Marie Laroui [40:08] :
« C’est un tout petit milieu… quand elles (les victimes) ont dû en parler, elles se faisaient blacklister. Je veux dire, c’est un impact économique immédiat. » - Stratégies d’émancipation : autonomie financière, création de scènes indépendantes.
8. Ambivalences, responsabilité collective et rôle social de l’humour
[43:48 – 47:01]
- Dilemme : on peut rire de contenus problématiques tout en en reconnaissant la toxicité (les Inconnus, etc.) – le rire est façonné par des structures racistes, sexistes, colonialistes.
- Nelly Kemener [43:48] :
« C’est facile de faire des blagues sexistes, racistes ou homophobes. C’est d’une grande facilité. Et pourquoi ça fait rire ? Parce que c’est inscrit dans nos imaginaires… » - Les humoristes ne sont pas seuls responsables : émissions, production, environnement médiatique conditionnent la reproduction du sexisme.
- Le débat sur l’humour devient lui-même un terrain idéologique où s’affrontent « woke » et « anti-woke ».
9. L’humour comme terrain de lutte symbolique et de bataille culturelle
[47:01 – 50:28]
- La figure du « fou » ou « bouffon » (ex. Coluche) incarne le contre-pouvoir dans l’histoire française, avec une licence de critique du pouvoir.
- La polémique autour de l’humour révèle surtout les tensions autour de la place de la parole minoritaire et de l’ordre social à défendre ou à déconstruire.
- Nelly Kemener [47:01] :
« Parmi les formes de contre-pouvoir incarnés que l’on a notamment en France il y a la figure du fou et du bouffon (…) Il y a eu plein d’histoires d’humoristes qui ont déstabilisé le pouvoir en place. »
Citations marquantes et moments clés
-
Nelly Kemener [06:25] :
« Le cœur du théâtre de boulevard c’est la mise en scène d’une bourgeoisie blanche… et le centre principal du récit c’est vraiment cette question de la masculinité en tant qu’incarnation ou socle… des figures d’autorité. » -
Sophie-Marie Laroui [25:40] :
« Ce qui m’a donné envie de faire du stand-up, c’était le fait d’être en sécurité sur scène… tout le monde me regarde, donc il ne peut rien m’arriver… » -
Sophie-Marie Laroui [40:08] :
« C’est un tout petit milieu… quand elles ont dû en parler, elles se faisaient blacklister. Je veux dire, c’est un impact économique immédiat. » -
Nelly Kemener [43:48] :
« C’est facile de faire des blagues sexistes, racistes ou homophobes. C’est d’une grande facilité. Et pourquoi ça fait rire ? Parce que c’est inscrit dans nos imaginaires, en fait. »
Timestamps importants
- [00:21] – Introduction du thème : le lien humour/masculinité/sexisme
- [05:29] – Théâtre de boulevard et masculinité dominante
- [13:54] – Transmission de l’humour sexiste dans la culture populaire
- [21:45] – Naissance du stand-up, rapports de pouvoir, diversité
- [29:35] – Stand-up comme « boys club », barrières économiques
- [32:17] – Prises de parole minoritaires, défauts de pluralité (tokenism)
- [39:03] – Sexisme systémique dans le stand-up, luttes pour l’autonomie
- [43:48] – Ambivalence du rire, responsabilité collective
- [47:01] – L’humour comme instrument de lutte culturelle et politique
Tonalité
- Engagée, réfléchie, critique, mais ponctuée d’humour, d’auto-dérision, et de nombreux exemples tirés de l’expérience personnelle des invitées.
- Les propos alternent l’analyse académique (Kemener), le vécu professionnel et personnel (Laroui), et la volonté d’ouvrir des perspectives de changement (Titi).
Conclusion
L’épisode démonte l’idée reçue d’un humour naturellement masculin ou « menacé », en révélant les structures de pouvoir, les transmissions culturelles et les blocages persistants. La parole est donnée aux actrices de l’humour et aux universitaires, pour dénoncer, nuancer, mais aussi ouvrir de nouvelles pistes, via la solidarité, la diversification et l’auto-organisation.
La question centrale reste ouverte : comment faire évoluer l’humour pour qu’il ne soit plus une affaire d’hommes, mais un espace de liberté et de subversion pour tou·te·s ?
